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Le futur du travail : disruption ou continuité ?

La question du travail est de celles qui font l’objet des exercices de prédiction les plus récurrents et radicaux. Les évolutions technologiques, sociales et écologiques motivent des récits présentant le travail de demain comme profondément différent de celui d’aujourd’hui. La promesse annoncée par le titre de l’ouvrage, celle de faire le point sur « Le futur du travail », semble ainsi à première vue particulièrement dans l’air du temps. Pourtant Juan Sebastian Carbonell, dans cette synthèse faisant dialoguer de nombreux travaux de sociologues, économistes et philosophes, choisit de mettre l’accent sur les continuités et processus longs à l’œuvre dans l’organisation du travail. L’auteur l’affirme dès le début de l’ouvrage, d’un constat apparemment trivial mais réellement subversif : « le travail se maintient » (p. 15). Il invite ainsi à déconstruire tout au long de l’ouvrage certains des « mythes » les plus fréquemment mobilisés et débattus à propos du travail.

La fin du travail n’aura pas lieu 

L’ouvrage s’ouvre sur la remise en cause du discours, particulièrement en vogue chez certains essayistes, acteurs politiques ou médias, présentant l’automatisation comme un chemin menant inéluctablement vers la « fin du travail ». Largement alimenté par une étude de l’Université d’Oxford prédisant en 2013 la destruction de 47% des emplois américains à horizon 2023, ce « grand remplacement technologique » (p.21) n’a et n’aura pas lieu. L’exemple des caisses automatiques invite à relativiser les paniques suscitées par l’apparition des nouvelles technologies : introduites dans la grande distribution en addition des caisses traditionnelles et non pour leur être substituées, le fonctionnement des caisses automatiques mobilise toujours le travail de caissières et caissiers assumant un rôle de supervision, davantage polyvalent et adaptable mais toujours nécessaire.  

Il n’y a donc pas plus de « fin des caissières » que de « fin du travail », mais bien davantage une recomposition de celui-ci, déclinable en différents phénomènes qui donnent une idée de la manière dont le travail se recompose au contact accru des machines et des outils numériques. Dans un souci d’exhaustivité, l’auteur énumère tant les risques de dérive dans l’utilisation des machines au travail qu’il plaide en faveur des potentialités de l’automatisation : laissée aux seules mains de l’employeur, elle conduit certes à l’intensification et parfois à l’appauvrissement du travail ; mais elle peut également, à condition d’être prise dans une organisation sociale différente (on comprend au fil des pages la préférence de l’auteur pour une option marxienne), libérer les travailleurs d’une partie importante des tâches pénibles qui font leur quotidien (secteurs de la production industrielle, de la logistique, de l’entretien ou de la distribution par exemple).

 

La précarisation n’est pas inéluctable 

Le deuxième mythe que Juan Sebastian Carbonell entend démonter est celui du développement d’une nouvelle vaste classe de travailleurs pauvres, qui serait symptomatique d’un effritement du salariat. C’est l’économiste Guy Standing qui a théorisé le “précariat” comme un groupe positionné entre une « armée de demandeurs d’emploi » et la classe ouvrière à l’emploi stable mais peu qualifié. Cette classe sociale désigne selon lui les travailleurs tenus à distance des mécanismes de sécurité professionnelle et des politiques de redistribution, en raison de la nature fragmentée, intermittente, ou invisible de leur travail. Pourtant, dans la plupart des pays développés, le salariat sous sa forme la plus stable (le CDI à temps plein) reste largement majoritaire. La construction du contrat de travail et des droits associés au salariat ont plutôt contribué à faire de l’emploi stable et de longue durée une norme dans l’histoire du capitalisme français, et son effritement récent ne saurait être interprété comme sa profonde remise en cause.  

Mettre l’accent sur les continuités observables en dépit des processus d’évolution du travail ne signifie pas que les transformations technologiques contemporaines, parmi lesquelles la généralisation des outils numériques dans les rapports de production, ne modifient pas la manière dont s’organise le travail. 

Le « capitalisme de plateforme » renouvelle en effet les rapports hiérarchiques en supprimant la figure du contremaître (p. 95) et en facilitant la relation entre offre et demande de travail, réactivant parfois des formes de mises au travail qui avaient cours lors de la révolution industrielle. Par exemple, les travailleurs qui contribuent par des micro-tâches peu rémunératrices au fonctionnement de l’intelligence artificielle rappellent les formes de tâcheronnat bien connues au XIXe. Mais l’ampleur prise par ce « capitalisme de plateforme » reste faible. Plus encore, elle semble rencontrer des limites dans la mesure où la plupart des entreprises et plateformes numériques, qui en constituent les figures de proue, sont peu ou pas rentables. Ainsi, l’organisation des rapports de travail par une simple interaction numérique favorise une exploitation totale des travailleurs qui devient contreproductive : l’épuisement de travailleurs peinant à dégager un revenu satisfaisant de leur activité et l’impossibilité de fidéliser cette main d’œuvre, rendent finalement peu probable l’émergence d’un capitalisme entièrement plateformisé. Ces limites apparaissent clairement lors des mobilisations régulières des chauffeurs et des livreurs contre les plateformes qui les « mettent au travail ». 

 

Penser les politiques du futur du travail  

Ces constats soulignent la dimension éminemment politique du travail et justifient pour l’auteur que soient pensées les politiques publiques qui l’organisent, dont le cinquième chapitre entend faire l’examen. Constatant (trop) régulièrement une « crise » du travail, la sphère politique n’est pas avare de propositions en la matière. Solution ralliant des soutiens à gauche comme à droite de l’échiquier politique, le revenu universel s’inscrirait dans une tradition libérale empruntant à la charité plus qu’à la solidarité, et trouve finalement peu de grâce aux yeux de l’auteur. Il agirait comme une rustine, à la marge d’une société salariale déjà riche d’outils permettant de réduire les inégalités. Un autre axe de réflexion consiste à repenser les rapports de pouvoir au sein de l’entreprise, en répartissant ce dernier de manière équitable entre salariés et actionnaires (p. 155). Mais démocratiser l’entreprise ne la fait pas pour autant sortir d’une logique de recherche de profit. Or, cet objectif est profondément antinomique avec l’éloignement des formes les plus vives de la subordination, dénoncées par l’auteur. Et c’est finalement avec un certain pessimisme que l’on achève la lecture de ce dernier chapitre, qui aura davantage montré les insuffisances des pistes actuellement envisagées pour repenser le travail qu’esquissé des voies dans lesquelles déployer un futur désirable. 

L’apport de l’ouvrage est double :

  • il déconstruit d’une part, de manière méthodique et convaincante, un certain nombre des mythes qui traversent les débats relatifs au travail et à l’emploi aujourd’hui ;
  • il fait ensuite un utile pas de côté par rapport au pessimisme qui verrait chaque avancée sociale comme une concession stratégique servant in fine les intérêts d’un patronat tout puissant.

La lecture de l’ouvrage enseigne plutôt que l’amélioration des conditions de travail, globalement à l’œuvre depuis le début du XIXe siècle bien qu’interrogée par les évolutions technologiques et politiques récentes, est le résultat de conflits entre classes sociales susceptibles de déboucher sur des victoires ayant permis une libération du travail. Cette dernière s’incarne particulièrement bien dans la division par deux du temps de travail entre 1800 et 2000, et dans l’extension de ce que Marx appelle un « royaume de la liberté », ce temps libre soustrait au travail salarié. L’auteur appelle finalement à penser le « débordement du hors travail sur le travail », c’est-à-dire une diminution du temps de travail, articulée à la réappropriation du travail par les salariés qui en décideraient les modalités et la finalité. Cette esquisse, aux allures nécessairement incantatoires compte tenu de sa marginalité dans le propos général de l’ouvrage, donne certes peu d’idées concrètes sur le chemin qu’il conviendrait d’emprunter pour mettre en place cette expérience du travail. Mais en rejetant tout déterminisme technologique, en gardant en mémoire que l’évolution du travail se fait sur un temps long, et en soulignant la contingence d’un « sens de l’Histoire » qui se joue dans les luttes qui la fabriquent, ce livre rappelle utilement l’importance de débattre collectivement des usages des technologies qui transforment les rapports de production. 

 

La citation :  

«  Loin des discours enflammés sur les nouvelles technologies, on n’assiste pas aujourd’hui à une disruption ou à une rupture en matière de travail. Dans la dynamique contemporaine du capitalisme, le travail comme les nouvelles technologies sont placées sous le sceau de la continuité. »

 

L’auteur :  

Juan Sebastian Carbonell est sociologue, actuellement post-doctorant au GIS Gerpisa, réseau de recherche international sur l’industrie automobile basé à l’ENS Paris-Saclay, et chercheur rattaché à l’IDHES. Il est l’auteur d’une thèse soutenue en 2018 et intitulée : Les ouvriers de Peugeot-Mulhouse après crise (2008-2018). 

 

> Pour en savoir + 

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