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Le numérique challenge le travail ?

Dans son ouvrage « Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique », Patrice Flichy défend l’idée selon laquelle l’arrivée du digital a modifié la définition du travail : si autrefois se trouvait d’un côté le travail salarial, et de l’autre le loisir / passion, le numérique a ouvert une troisième voie, nommée ici le « travail ouvert », dont les travailleurs indépendants sont les chefs de file. Si cet ouvrage date de 2017, les leçons à en tirer font pourtant toujours sens en ce début 2023.

Une troisième voie réunissant travail et passion : le travail ouvert

Cet essai commence par deux définitions : d’une part le travail salarial, marchand, et d’autre part l’ « autre travail », non-marchand et dédié aux loisirs. Deux écoles de pensée sociologique avaient d’ailleurs été fondées sur ce principe au milieu du XXe siècle : la sociologie du travail d’un côté, la sociologie des loisirs de l’autre. Le travail et le loisir ont donc été pensés et conçus comme deux mondes séparés.

La thèse défendue dans cet ouvrage est la suivante : alors que le travail et le loisir étaient auparavant considérés comme des activités différentes et séparées, depuis plusieurs décennies un entre-deux a émergé. Et le numérique en serait la raison : en démocratisant l’accès aux outils informatiques et micro-ordinateurs, il offre à tous la possibilité de développer une nouvelle forme de travail : le travail ouvert. Ainsi, il y a des « zones de débordement entre le travail et le loisir » (p. 77). On en vient même à confondre les deux puisque leurs caractéristiques habituelles s’effacent : « activité marchande, rapport de subordination entre employeurs et travailleurs, espace de travail spécifique distinct du lieu de résidence, temps de travail distinct du temps de loisir » (p.131).

Le sociologue part du constat que le salariat permanent est en régression et se voit remplacer par de nouvelles formes de travail, et en première ligne le travail indépendant. En effet, « des individus ordinaires réalisent depuis leur domicile des tâches effectuées auparavant au sein des entreprises » (p.7). Cela vient du fait que, de plus en plus, les travailleurs souhaitent gagner en autonomie, ce que le salariat empêche parfois. C’est un constat qui fait largement écho à la période actuelle : la pandémie a bouleversé le rapport au travail, et de plus en plus de personnes sont chercheuses de flexibilité, de fierté au travail, ce qui amène à se lancer dans l’entrepreneuriat.

Le numérique libère le travail… mais pas en entier

L’arrivée du numérique est la pierre angulaire de ces transformations du travail : les équipements et services numériques permettent de développer de nouvelles compétences auto-apprises (tutos, cours en ligne, vidéos) et d’établir des échanges,  ce qui offre des voies d’émancipation. Il ne s’agit plus de se libérer du travail mais de libérer le travail. Si certaines missions ne pouvaient être autrefois réalisées que par des experts ayant des outils technologiques précis à leur disposition au sein de l’entreprise, dorénavant tout le monde y a accès (calculer, écrire, photographier, filmer, créer de la musique…) grâce à un ordinateur ou un téléphone portable. Autre outil indispensable de cette démocratisation d’accès au numérique : les plateformes, présentées dans la dernière partie de l’ouvrage. Plateformes de transaction, d’échanges, de présentation de productions, sont ouvertes à tout public et non pas seulement aux experts, et chacun d’entre nous peut maintenant critiquer / commenter / évaluer quelque chose. Ainsi, l’autre travail, c’est-à-dire le loisir, qui était autrefois restreint au domicile ou au quartier, laisse place à un travail ouvert, notamment dans l’informatique, les activités créatives, et les services individuels. L’auteur parle de démocratisation de l’activité productive : le travail ouvert serait accessible à tous grâce au numérique.

L’auteur nuance son propos sur l’opportunité que représente le travail ouvert, notamment pour les travailleurs de plateforme qui cherchent « des revenus indispensables » et « trouvent là des opportunités plus précaires que celles offertes par la société salariale » (p.311). Il termine son ouvrage par des recommandations pour améliorer la vie professionnelle des travailleurs indépendants : syndicalisation, dialogue social et co-construction sont les mots-clés. Près de 6 ans plus tard, ces combats restent les mêmes.

Si certaines parties du livre reposent sur des statistiques et études, la troisième et la quatrième parties comprennent des témoignages qui montrent les perspectives de travail variées qu’ouvrent les plateformes numériques.

L’auteur

Patrice Flichy est professeur de sociologie à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée et chercheur au Laboratoire Techniques, territoires et sociétés (LATTS). Ses travaux portent sur la sociologie des technologies de l’information et de la communication. Il a notamment publié L’Imaginaire d’Internet (La Découverte, 2001) et Le Sacre de l’amateur (La république des idées/Seuil, 2010). Il dirige la revue Réseaux.

 

> Pour en savoir plus : https://www.editions-eres.com/ouvrage/4737/la-capacite-daction

> Aller plus loin sur le site de la Fondation Travailler autrement : Quel impact des plateformes numériques sur l’emploi ?Plateformes : les recommandations de la Commission européenne, Un futur souhaitable pour l’économie de plateformes ?