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3 questions à… Annie Jolivet, ingénieure de recherche au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam)

Docteure en sciences économiques, Annie Jolivet travaille notamment sur les pratiques des entreprises en matière de gestion des âges, sur la politique publique en faveur de l’emploi des seniors et sur la situation des travailleurs âgés sur le marché du travail. Elle prend part aux activités du GIS CREAPT et est chercheuse associée à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Elle a contribué en 2023 à l’ouvrage collectif Que sait-on du travail ? et a copiloté un numéro de Retraite & Société consacré aux parcours d’emploi et de travail en fin de carrière.

Elle répond aux trois questions de la Fondation Travailler autrement sur l’emploi des seniors.

Le vieillissement de la population active est un enjeu auquel le marché du travail doit faire face. Pourtant, les entreprises semblent encore réticentes à l’idée d’embaucher des seniors. Quels sont les freins principaux selon vous ? La façon dont la société conçoit le vieillissement en est-il un ?

Ce n’est pas un enjeu nouveau et c’est un enjeu qui dure. L’avance en âge des générations très nombreuses nées entre 1946 et 1974 est en effet loin d’être terminée. Ce n’est pas seulement lié aux évolutions démographiques mais aussi aux réformes des retraites, à la quasi-disparition des préretraites publiques et aux évolutions du marché du travail. Les fins de contrats à durée déterminée et les contrats courts impactent également fortement les personnes qui sont dans la deuxième partie de leur vie active. Pour celles qui ont connu des parcours hachés, l’augmentation de la durée d’assurance requis pour une retraite à taux plein implique de travailler plus tard.

Pouvoir être embauché à des âges plus tardifs est donc un point essentiel. Il faut savoir que les embauches en dernière partie de carrière existent, que des employeurs recrutent des « seniors ». Cela peut être pour leurs compétences, parce que des candidats plus jeunes ne se présentent pas ou pas suffisamment, parce que les procédures de recrutement ne les écartent pas a priori, parce qu’elles ont été régulièrement réemployées au fil des années, etc. Il est dommage que ces cas de figure, qui ne sont pas rares, soient si peu présents dans les médias et donc dans les représentations sociales.

Et ce n’est pas seulement une question de représentation sociale du vieillissement. C’est aussi le poids d’une vision segmentée des âges, qui continue à être portée par les politiques publiques et qui est très présente notamment dans de grandes entreprises. Il existe une forme de discrimination dite systémique qui prend la forme de seuils d’âge implicites ou explicites rendant difficiles un accès tardif à une promotion, à une reconversion interne, aux formations continues, ou encore des pratiques qui ne tiennent pas compte par exemple de l’évolution de la façon d’apprendre avec l’âge.

Parmi les 30% d’actifs qui n’ont pas atteint l’âge légal de départ au moment où ils quittent l’emploi, on observe une surreprésentation des métiers peu qualifiés et/ou pénibles. Les études montrent que ce sont ces mêmes métiers qui sont en tension. Alors, renforcer les dispositifs de santé et de sécurité dans ces métiers difficiles ne permettrait-il pas à la fois d’accompagner les travailleurs vers une fin de carrière moins précoce et en meilleure santé, et de redynamiser les filières en difficulté de recrutement ?

Se sentir capable de faire le même travail jusqu’à la retraite et le souhaiter ne dépend pas seulement de l’état de santé à un moment donné. Joue également le sentiment que son travail altère sa santé, avec des effets futurs probables y compris pendant la retraite. Plusieurs travaux depuis le début des années 2000 relèvent aussi le poids très important du sentiment de faire du travail de bonne qualité, et celui d’avoir un travail qui permet d’apprendre sur les sorties anticipées de l’emploi. Aux conditions de travail se combinent finement par exemple la possibilité d’accéder à une promotion, d’avoir un travail qui évolue et des éléments du parcours professionnel, par exemple avoir longtemps travaillé à temps partiel. Enfin considérer son travail comme non soutenable n’est pas réservé aux seules personnes dont le travail est physiquement pénible. C’est aussi le cas de salariés exposés à de la pression y compris dans des emplois de cadres et de professions intermédiaires.

Donc renforcer la prévention en matière de santé et sécurité au travail et l’amélioration des conditions de travail est nécessaire. Evidemment pas seulement en fin de carrière. Et pas uniquement dans des métiers exposés à d’importantes sollicitations physiques, chimiques et liées à l’environnement de travail. Redynamiser les filières en difficulté de recrutement implique de prendre en compte ce qui, plus globalement dans le travail, dans l’organisation du travail, dans les pratiques RH, affecte la soutenabilité du travail. Il peut s’agir par exemple de combiner amélioration des matériels utilisés, élargissement des tâches, transmission des savoirs professionnels et formation de novices mêmes plus âgés.

Le Président de la République souhaite relever le taux d’emploi des plus de 60 ans d’ici 2030, contre 36% aujourd’hui. Est-ce crédible ? Et comment cette projection sera-t-elle possible pour ceux qu’on appelle « Les Invisibles » ?

La tendance au relèvement du taux d’emploi est déjà engagée, même si l’accélération souhaitée ne dit rien des caractéristiques des emplois occupés. Cela dépend aussi des secteurs dans lesquels ces emplois se situent. Les travaux menés sur les emplois dits de la seconde ligne ont par exemple mis en évidence un cumul de caractéristiques plutôt défavorables sur une bonne partie d’entre eux. On relève aussi des inégalités entre hommes et femmes, avec une segmentation des emplois et des conditions de travail qui peuvent différer. Dans le secteur du nettoyage, les hommes utilisent plus fréquemment des machines et les femmes sont plus fréquemment affectées à du nettoyage manuel. Des inégalités existent également selon les employeurs, par exemple quant aux possibilités ouvertes d’une sortie anticipée ou d’une réduction du temps de travail avec compensation partielle. Enfin reste à savoir si cela permettra de diminuer le nombre de personnes ni en emploi ni à la retraite ou dans un sas de précarité.

 

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