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3 questions à… Éric Chareyron, Directeur Prospective, Mode de vie & Mobilité dans les territoires, Keolis

En charge de la prospective modes de vie et mobilités dans les territoires du Groupe Keolis, Éric Chareyron pilote l’observatoire Keoscopie combinant différentes approches méthodologiques. La compréhension de la pluralité des individus, la diversité des territoires, la distinction entre les flux et les personnes et l’observation des comportements sur un temps « long » en sont les marques de fabrique.

Il répond aux 3 questions de la Fondation Travailler autrement.

Alors qu’une majorité de Français utilise son véhicule personnel pour aller travailler, y a-t-il des moyens alternatifs à celui-ci, plus durables, à promouvoir pour réduire l’empreinte carbone du trajet domicile-travail ?

Les transports publics représentent la principale alternative à l’usage du véhicule particulier sur le trajet domicile-travail. Et pour inciter les Français à s’orienter vers des moyens de transport alternatifs à la voiture, à opérer – ce que nous appelons dans notre jargon – un « report modal », ces moyens de transport doivent présenter une offre pertinente et crédible et ce, sur différents aspects.

Tout d’abord, les transports en commun doivent être développés en termes de fréquence et d’amplitude, afin de compenser la liberté « totale » qu’offre la voiture, en particulier sur les corridors à fort potentiel d’emplois. Les transports publics doivent pouvoir offrir une solution aux 2/3 des salariés qui ne débutent, et/ou ne terminent, pas leurs journées aux horaires dits de pointe. Par exemple, les cadres et les ingénieurs, le personnel de santé, les salariés du commerce, de la restauration, du nettoiement, de la sécurité ou de la logistique. Il faut également veiller à ce que l’ensemble de la chaine de déplacements soit couverte. Je m’explique : si je débauche à 21h00 à Nanterre, ce n’est pas uniquement la ligne de transport qui dessert le lieu de mon activité professionnelle qui doit circuler, mais aussi le bus ou le transilien en correspondance qui doit être adapté.

Autre moyen : contraindre la facilité d’utilisation de la voiture, et ainsi réduire l’écart de performance avec les alternatives de transport. Les exemples sont divers et connus, comme des couloirs de bus avec interdiction de stationnement, priorité aux feux, limitation des places de stationnement pour redistribuer de l’espace aux deux roues et aux piétons.

Par ailleurs, une attention particulière doit être portée aux aménagements urbains, aussi bien en termes d’agréement et de sécurisation des modes de déplacement alternatifs (marche à pied, vélo, etc.), qu’en termes d’équipements des lieux d’attente des transports, en proposant par exemple des assises ou des abris voyageurs végétalisés protégeant des intempéries ou de la canicule. Ces lieux d’attente sont encore bien trop souvent réduits à leur plus simple expression et n’incitent pas toujours à utiliser les transports en commun. Il est aussi essentiel de souligner le lien entre urbanisme et mobilité vertueuse : le choix des zones d’activités à proximité des grands axes routiers, avec de grands parkings et des bâtiments à faible hauteur, génère une forte artificialisation des sols et une faible densité d’emplois, handicapant de facto la performance des transports publics, notamment parce qu’il devient complexe de multiplier les trajets de déplacements dans ces espaces.

A ce sujet, les pistes de réflexion portent sur les points suivants :

  • Introduire plus de mixité fonctionnelle, avec des emplois, des habitations et des services dans ces zones afin de rendre les circulations piétonnes et en deux roues plus agréables, apaisées et sécurisantes,
  • Proposer une offre de navettes à heures fixes et garanties, avec des itinéraires à la demande,
  • Et en complément, ajouter des systèmes incitatifs de covoiturage pour les destinations plus lointaines.

Toutes ces pistes constituent des réponses alternatives et durables à l’usage trop important de la voiture individuelle.

 

La généralisation du télétravail pour une partie des travailleurs a-t-elle modifié les habitudes de mobilité en France ? 

Le télétravail est une pratique qui a explosé à la suite du Covid, mais qui ne concerne qu’un petit tiers des actifs, essentiellement concentrés dans les grandes métropoles, comme le confirme une enquête réalisée par Keolis en mai 2023. Celle-ci révèle que seulement 26% des actifs déclarent télétravailler au moins 1 jour par semaine. Cette moyenne nationale cache en réalité bien des disparités : 42% en Ile-de-France, 30% dans les métropoles, mais seulement 15% dans les villes moyennes, bourgs et dans les zones plus éloignées des « grandes zones urbaines. Ceci est à mettre en relation avec le type d’emplois proposés dans les différents types de territoires. Les derniers recensements de l’Insee nous rappellent également qu’à Paris intramuros 40% de la population non scolarisée de 15 ans ou plus est diplômée d’un bac +5 ou plus (contre 11% à l’échelle de la France Métropolitaine), ceux-ci occupant ainsi potentiellement des emplois « télétravaillables ». Mais les actifs habitants Paris, voire une bonne partie de la petite couronne, ne sont pas représentatifs de l’ensemble des actifs Français. Le prisme « parisien » peut être trompeur dans notre perception de ces phénomènes.

Par ailleurs, les conclusions d’une étude commandée en juin 2021 par le réseau Rural Français et menée dans le cadre du programme POPSU Territoires (programme de recherche « Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines ») montrent que les phénomènes de déménagement en régions et vers les premières couronnes des communes restent finalement relativement marginaux. Nous manquons d’ailleurs pour le moment de recul, au-delà de certains effets de loupe, pour en connaitre les raisons. Et d’après l’Insee « Au cours de l’année 2021, 6,8 millions de personnes ont emménagé dans une nouvelle résidence principale en France (hors Mayotte), soit 10,1 % de la population au 1er janvier 2022. Ce niveau est quasi équivalent à celui observé au cours de l’année 2019, mais un peu plus faible que le taux des années 2016 et 2018. »

On peut ainsi émettre l’hypothèse que ce phénomène ait pu favoriser une mobilité plus fréquente vers des résidences secondaires, notamment lorsque le jour de télétravail est accolé à un week-end, que la structure du ménage le permet, et que la résidence secondaire ne se trouve pas trop éloignée de la résidence principale. Toutefois, il n’existe aucune information quantitative sur le sujet.

 

Les Français consacrent en moyenne 50 minutes par jour pour se rendre de leur domicile à leur lieu de travail, un temps qui a augmenté ces dernières décennies. Peut-on faire un lien entre ce constat et celui de la crise de l’emploi ?

Méfions-nous de ces analyses qui se basent sur des moyennes. Elles masquent des réalités bien différentes sur le terrain. Dans les faits, nombreux sont les actifs qui travaillent dans leur commune d’habitation. Par exemple, 30% des actifs habitants la commune de Mantes-la-Jolie travaillent à Mantes-la-Jolie même, et plus de 15% travaillent dans les communes limitrophes. Mais ceux-ci pèsent très peu dans la moyenne. En réalité, ce sont peu d’actifs, mais qui parcourent beaucoup de kilomètres, qui augmentent la moyenne générale. Globalement en France, 36% des actifs travaillent à moins de 5 km de leur domicile et 54% à moins de 10 km.

Il faut en revanche noter, qu’au cours des dernières décennies, les distances entre domicile et lieu de travail ont plus augmenté que les temps de trajet. Habiter toujours plus loin de son lieu de travail est devenu possible pour une partie des actifs. Pour certains, c’est un choix rendu possible par l’amélioration des infrastructures de transport (route, voie ferré, métro, tramway), pour d’autres, c’est un phénomène subi. Le manque de logement dans les zones denses a en effet contraint des ménages à se délocaliser en lointaine périphérie des villes, comme à Paris, Lyon, Bordeaux, Lille ou encore Marseille. Et même à Caen, où la population résidente dans la ville centre n’avait en 2019 pas encore atteint le niveau de 1968. Le souhait de certains d’avoir une vie plus agréable, sans les inconvénients des centres urbains, explique sans doute ce phénomène d’éloignement plus qu’une éventuelle crise de l’emploi.

 

> Aller plus loin sur le site de la Fondation Travailler autrement : Mobilité et enjeux environnementaux : comment améliorer notre avenir sans injustice sociale ?, Comment éviter le fossé entre travailleurs mobiles et travailleurs sédentaires ?Aides à domicile et aides-soignants : quel avenir ?Mobilités professionnelles interrégionales, quels changements ?