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3 questions à… Olga Kokshagina, membre du Conseil National du Numérique

Olga Kokshagina est enseignante-chercheuse en management de l’innovation à EDHEC Business School et membre du Conseil national du numérique. Elle est également chercheuse associée au Centre de Gestion Scientifique de l’université de recherche PSL de Mines ParisTech. Ses recherches portent sur la gestion stratégique du design, le management de l’innovation et la technologie, la transition numérique, ainsi que l’entrepreneuriat. Elle a co-écrit le dernier rapport du Conseil National du Numérique, sorti en décembre 2022 et intitulé « Humains et Machines. Quelles interactions au travail ? ». La Fondation Travailler autrement lui a posé trois questions sur le rapport.

Quelles évolutions remarquez-vous sur le sujet « numérique et travail » ? 

S’intéresser aux transitions numériques au travail implique de tenir compte de la variété des situations de travail en fonction des catégories socio-professionnelles et filières concernées. Pour ce qui est des usines « traditionnelles » où la collaboration avec des robots intelligents numériques est souvent devenue une réalité quotidienne, les machines ont amélioré la pénibilité des tâches ou allégé les risques. Cela ne contrebalance en revanche pas le sentiment vécu par les travailleurs qui est, lui, globalement négatif, comme il l’avait été du temps de la révolution industrielle, sur la perte d’autonomie et le déni des compétences. Le collectif de travailleurs ayant des intérêts communs à défendre semble très ébranlé. Ayant accru l’atomisation des tâches, la machine, même quand elle est conçue pour aider, devient un obstacle en puissance aux interactions entre travailleurs. Dans le cas des services et des métiers du soin qui sont fondés sur les dimensions émotionnelles de la relation au patient ou client, la pénétration de dispositifs de surveillance et de minutage est vécue comme une déshumanisation. Nous assistons également à l’invisibilisation de certaines tâches ou fonctions : le travailleur est alors confronté à une dévaluation du sens de son travail et de celui de la relation de service. Sans parler du cas des travailleurs des plateformes, largement étudié ces dernières années.

La révolution numérique, accélérée par la pandémie, a fait ensuite pleinement entrer la machine dans les bureaux et affecte désormais directement les travailleurs intermédiaires et les cadres, catégorie à ce jour la plus confrontée au quotidien aux outils numériques. L’effet de ces outils est pour eux aussi paradoxal. À bien des égards, ces dispositifs ont permis davantage de flexibilité et d’efficacité (flexibilité, autonomie, amélioration de l’équilibre vie personnelle/vie professionnelle…). Toutefois, ils ont aussi eu des effets en demi-teinte voire négatifs : surcharge informationnelle, hyperconnectivité, fatigue physique et psychique liée aux outils de visioconférence, surveillance… autant d’éléments qui nourrissent un sentiment actuel plus général de perte de sens au travail parmi ces catégories socio-professionnelles.

Comment gérer des équipes face à la généralisation du télétravail et face aux outils numériques ? Que va devenir le bureau ?

Le télétravail précipité lors de la pandémie a laissé place à un travail hybride certainement pérenne qui engendre de nombreux changements quant aux façons d’organiser le travail et d’interagir. Le bureau perd sa dimension symbolique d’ancrage et de réunion du collectif de travail au profit d’un morcellement des lieux de travail et d’interactions virtualisées. Ces transformations interrogent notamment les managers dans leur capacité à coordonner et superviser des équipes hybrides. Leur rôle est clé pour insuffler du sens au travail et accompagner l’introduction d’outils numériques tout en faisant remonter les dysfonctionnements rencontrés à l’usage.  Si le travail hybride est abordé aujourd’hui essentiellement sous l’angle de l’organisation entre personnes présentes ou non en un même lieu, l’hybridité interroge autant le couple autonomie / contrôle au sein des structures professionnelles. Il faut saisir la numérisation des environnements professionnels non pas comme un levier de surveillance supplémentaire, mais bien comme un vecteur d’une confiance renouvelée.

Face à ces enjeux, trois points me semblent particulièrement importants : (1) Le dialogue social technologique. Il est nécessaire d’inclure l’ensemble des parties prenantes (utilisateurs et non-utilisateurs) dans un dialogue social régulier quant aux systèmes utilisés quotidiennement au travail, que ce soit en matière de données collectées par ces systèmes, de transparence, de sécurité ou encore de changements organisationnels qu’ils engendrent. (2) La formation et l’accompagnement. Pour être en mesure d’accompagner leurs collaborateurs dans cette transition, les managers doivent être accompagnés. (3) Le renforcement des droits et des libertés dans le contexte du travail pour lutter contre les dérives notamment en matière de surveillance.

Par ailleurs, le changement des modes de travail et l’émergence du télétravail dans beaucoup d’entreprises qui y étaient d’abord réfractaires est une formidable opportunité de repenser notre rapport au travail et aux lieux pour que ces outils ne soient pas un levier de surveillance supplémentaire mais bien un vecteur d’une confiance renouvelée dans l’environnement professionnel. C’est probablement là un des cœurs de la question de la transition numérique au travail.

Comment peut-on s’assurer que la machine reste au service de l’humain ?

Au regard de la variété des situations, il n’existe pas de solution miracle ni d’acteur à même de réussir seul. Dans le dossier “Humains et Machines. Quelles interactions au travail ?”, nous proposons 10 leviers pour être acteurs de notre relation aux outils numériques au travail en anticipant, accompagnant et renforçant les droits. La première chose est d’anticiper et de connaître les machines : savoir comment elles fonctionnent, s’assurer dès la conception qu’elles correspondent au besoin visé et anticiper leurs effets. Nous recommandons d’impliquer les collaborateurs le plus en amont possible pour participer à une co-construction des outils, qu’ils soient utilisateurs ou non, et de former l’ensemble des parties prenantes (utilisateurs, managers, partenaires sociaux, médecins du travail…) à leur usage et à leurs effets.

Il faut ensuite accompagner. Nous devons ainsi interroger en permanence la place de l’outil dans notre vie professionnelle et personnelle, à travers un processus continu d’évaluation, d’amélioration des échanges autour de ces outils et des modes de travail qu’ils engendrent. Faire du numérique au travail un pilier de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises peut être aussi un moyen de garantir un bon usage de ces outils au travail.

Pour finir, nous recommandons d’encadrer ces usages d’outils numériques dans un contexte professionnel par un socle solide de droits. Le travail est un espace où la loi est abondante mais pas toujours adaptée aux expériences actuelles de travail. Il semble donc nécessaire de s’assurer de l’effectivité et de la lisibilité de ces textes, notamment en matière de protection des données et de surveillance. Enfin, nous sommes loin d’avoir identifié tous les effets de ces outils, d’autant plus au regard de leur vitesse de développement et de pénétration. Il est essentiel de continuer à soutenir la recherche pour étudier et anticiper ces transitions. Pour résumer, il s’agit d’assurer un bon dialogue entre l’ensemble des acteurs concernés et de mettre en place les espaces nécessaires pour interroger l’utilisation de la machine et connaître les recours en cas de besoin.

 

> Pour aller plus loin, sur le site de la Fondation Travailler autrement : Le numérique challenge le travail ?, Travailler dans le métavers : révolution ou désillusion ?, Imaginons le futur des métiers et des compétences