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4 questions à Elisabeth Laville, fondatrice d’Utopies

Fondé et dirigé par Elisabeth Laville, UTOPIES est à la fois un think-tank et la première agence de conseil en développement durable en France. Avec 30 ans d’activité en 2023 et un effectif de 75 personnes, UTOPIES a été la première entreprise certifiée B Corp en France en 2014, s’est classée première du palmarès Great Place to Work en France en 2019 et en 2021 (catégorie « entreprises de moins de 50 salariés »). UTOPIES est aussi depuis 2020 une Société à Mission (au sens de la loi PACTE) et une entreprise labellisée ESUS (Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale). Reconnue internationalement comme une experte des stratégies de développement durable, Elisabeth Laville répond aux questions de la Fondation Travailler autrement sur les enjeux de la RSE. 

 

La RSE englobe les enjeux environnementaux, éthiques, sociaux et économiques. Dans tout cela, quelle est la priorité pour les entreprises en 2023 ?

 

C’est compliqué de dire qu’un enjeu est prioritaire sur un autre, même si l’on voit bien, souvent par vagues successives, l’intérêt des entreprises monter pour tel ou tel sujet : en ce moment, par exemple, c’est plutôt pour le climat (car les réglementations poussent à agir, et chaque été sensibilise un peu plus l’opinion à la crise climatique) ou pour la biodiversité (qui correspond plutôt à un sujet émergent, dont la conscience monte). Mais l’interdépendance des enjeux fait qu’il est difficile de les traiter « en silo » ou les uns après les autres… Chez Utopies, nous faisons un focus particulier, en cette année de nos trente ans, sur un sujet qui nous semble être un « point d’acupuncture » intéressant pour travailler simultanément beaucoup d’enjeux, qu’il s’agisse du climat, de l’emploi, du lien social, des déchets et même de la biodiversité… Ce sujet, c’est l’ancrage territorial.

 

En quoi les territoires constituent-ils une zone privilégiée pour ancrer des démarches RSE ?

 

Comme le disait Bruno Latour, si vous pensez les problèmes écologiques de manière globale, et que vous tentez d’y répondre en portant le globe sur vos épaules, il vous écrase et cela mène à l’impuissance et à l’éco-anxiété. Pour sortir de cette impuissance, il est urgent de repenser la transition écologique et la RSE, non pas de manière trop « haute » et mondiale, mais à partir des territoires, à une échelle qui permet aux entreprises et aux humains de passer à l’action, de développer des solutions. Y compris pour trouver des remèdes aux dérives de la mondialisation, puisque les territoires aujourd’hui incarnent ces dérives, avec la plupart du temps une grosse partie des produits consommés localement qui sont importés de l’autre bout du monde, ce qui a des conséquences en termes d’émissions de CO2 et de climat mais aussi en termes d’emploi et de lien social. Ainsi, agir à l’échelle du territoire, et notamment sur la contribution de l’entreprise à l’économie locale, à l’économie circulaire, c’est agir sur tous les enjeux, en même temps que sur notre capacité de résilience face aux crises.

La proximité a par ailleurs une vertu majeure qui est de cultiver la responsabilité : cela est vrai pour les consommateurs de manière évidente – puisque lorsqu’on vit à proximité de la fabrication de ce qu’on consomme, on devient plus vertueux parce qu’on est confronté.e aux conséquences immédiates de nos choix. Plus les acteurs d’une filière sont proches, moins d’intermédiaires il y a, mieux ils peuvent comprendre les enjeux des uns et des autres, s’entendre et s’accorder pour faire une meilleure filière : c’est tout l’intérêt du made in france, par exemple.

Enfin, l’échelle du territoire est intéressante pour agir sur les questions de transition car elle permet d’intervenir tout à la fois sur les infrastructures, sur les règlementations et sur les comportements : trois dimensions qu’il faut pouvoir modifier en même temps pour transformer un sujet, qu’il s’agisse de mobilité verte ou de construction écologique.

 

De quelle manière les différentes certifications et statuts (B-corp, entreprise à mission, agrément ESUS, etc.) peuvent-ils constituer une incitation pour les entreprises à adopter une démarche RSE ?

 

Plus qu’une incitation, ces démarches ont en commun, au-delà de leurs différences (B Corp est une certification, l’entreprise à mission une qualité juridique et ESUS un agrément), de proposer une discipline qui, un peu comme l’entraînement régulier des sportifs, change les pratiques et finalement améliore très significativement la performance globale de l’entreprise.

Dans le cas de B Corp, cette discipline commence par un QCM d’auto-évaluation, gratuit et en ligne, adapté à toutes les tailles et tous les secteurs d’entreprises, et qui porte sur 5 grands domaines d’impact : la gouvernance, les salariés, l’environnement, les communautés et les clients. Ce questionnaire indique les points sur lesquels vous pouvez progresser, et dans les cas où la certification ne vous intéresse pas, ce questionnaire reste un bon appui pour structurer son plan d’action. Si votre entreprise atteint la barre des 80/200 points, vous pouvez demander l’audit et rejoindre les 6000 entreprises certifiées dans le monde. Pour mémoire, les 250 000 entreprises qui ont utilisé le questionnaire d’autoévaluation dans le monde ont une moyenne de 52 points, soit 30 points en dessous du seuil fatidique. Ensuite, si vous êtes certifié, vous devez recommencer le processus tous les trois ans. Entre temps le questionnaire change et fait monter le niveau d’exigence : si vous ne progressez pas, vous perdez des points. Enfin, B Corp vous invite à une discipline particulière sur la question quotidienne des activités et de leurs impacts opérationnels, mais aussi à une autre discipline intéressante et prometteuse qui consiste à voir comment l’entreprise peut faire évoluer son modèle économique pour y intégrer pleinement la contribution à la transition écologique et sociale – ce qui rejoint la question de la raison d’être, de la mission, de la prise en compte de l’intérêt général.

La qualité juridique de société à mission, qui présente la discipline, consiste d’abord à formuler sa raison d’être spécifique ainsi que les grands objectifs sociaux et environnementaux associés. Ensuite, vous constituez un « comité de mission » composé de parties prenantes internes et externes, qui vont jouer le rôle d’« amis critiques » pour s’assurer que l’entreprise remplit bien la mission qu’elle s’est donnée, ce dont témoigne chaque année un rapport de mission qui est public et fait l’objet d’un audit externe tous les deux ou trois ans.

Concernant l’ESUS (Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale), c’est sensiblement similaire : l’entreprise s’engage à se donner comme objectif principal une mission d’utilité sociale, à limiter les écarts de salaires et la redistribution des profits… Autant de disciplines qui sont censées avoir des effets vertueux sur la façon dont elle conduit ses activités, en prenant notamment en compte l’intérêt général et celui de ses salariés.

 

Les politiques RSE d’une entreprise doivent-elles être participatives et ainsi inclure les collaborateurs pour être les plus efficaces possible ?

L’efficacité des politiques RSE dépend de deux facteurs.

D’abord un engagement fort et affirmé de la direction et idéalement des actionnaires, car la prise en compte des enjeux RSE se joue au quotidien dans les arbitrages que font les entreprises, dans les décisions qu’elles prennent, et tout particulièrement dans la façon de résoudre (ou de dépasser) les dilemmes qui peuvent se poser. Il faut un soutien ferme des dirigeants sur les décisions difficiles, par exemple quand la transition écologique et sociale requiert une évolution du modèle économique de l’entreprise, ou quand elle appelle à faire décroître certaines activités ou lignes de produits.

Ensuite, il ne suffit pas d’une politique « descendante ». Il faut évidemment la participation de tous ceux qui font l’entreprise au quotidien, qui déterminent ses pratiques sur le terrain, qui interagissent avec ses parties prenantes de manière régulière : les salariés au premier chef, mais aussi le cas échéant les franchisés, par exemple. Et de manière plus indirecte, les fournisseurs, les sous-traitants, etc. Pour ce qui concerne les salariés, la dimension RH est importante dans la RSE et leur participation suppose en effet que l’entreprise investisse dans des formations tant générales (comme la Fresque du Climat) que plus spécifiques aux métiers. Il faut  aussi que l’entreprise aligne ses systèmes d’incentives (bonus, objectifs, etc.) avec les objectifs RSE, afin de ne pas donner à ses équipes des injonctions contradictoires, et enfin qu’elle leur laisse une marge de manœuvre significative (et le droit à l’erreur) pour les encourager à prendre des initiatives – car la RSE comprend une part d’innovation dans les pratiques.

Autrement dit, on voit tout aussi souvent des dirigeants se plaindre du fait qu’il est difficile de « faire bouger » les équipes que des salariés regretter le « manque d’engagement » de la direction. Comme souvent, la réponse est dans une judicieuse combinaison d’une démarche top-down (pour changer la mission, les règles, la gouvernance et les critères de décisions, les infrastructures) et d’une démarche plus ascendante, participative, collaborative (pour changer les pratiques, les modes de travail et de « faire », etc.).

 

> Aller plus loin sur le site de la Fondation Travailler autrement : La transition écologique bouscule les métiers, S’engager pour l’environnement : une opportunité pour les entreprises, Management bienveillant et RSE : ce que les jeunes générations attendent de l’entreprise