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Zoom sur les usages des applications livreurs à vélo

Dans le Journal des Anthropologues, Marco Saraceno offre un aperçu des usages des dispositifs métrologiques par des indépendants travaillant pour des plateformes de livraison de repas. Entre pratiques de jeu, de compétition sportive, et d’auto-mesure de bien-être, les usages de ces applications éclairent le quotidien des livreurs comme celles des entreprises de plateformes qui saisissent ce versant ludique comme un levier motivationnel. 

La mise au travail « à vélo », une mise au travail spéciale ?

Dans le dernier numéro du Journal des Anthropologues, le sociologue du travail Marco Saraceno apporte un éclairage plutôt inédit sur le quotidien des livreurs à vélo, travaillant pour des plateformes de livraison de repas. S’il est fortement répandu de considérer la cause de ces travailleurs sous l’égide de la domination capitalistique poussée à l’extrême et renvoyant à une forme de taylorisme à l’ère de l’omniprésence des écrans et du sentiment d’ubiquité qui lui est inhérent, il est rare que l’on s’intéresse à la dimension corporelle que cette mise au travail « à vélo » convoque. 

Pourtant, dans l’histoire de la métrologie de la performance au travail, le système de pédalage, en tant qu’effort producteur de valeur, tenait une place fondamentale. L’analyse des mesures de cet effort conduisait à déterminer des normes de « ce qui valait » et « combien », reconnues collectivement, faisant office d’étalon réaliste de la mesure. Par exemple sur le terrain, l’analyse du travail des postiers à vélo a permis de rationaliser leurs efforts et d’optimiser leurs trajets. Plus tard, dans les années 1990, un mouvement contestataire est apparu : les livreurs à vélo, dans le cadre de livraison rapide et à flux tendu. L’action de ces derniers s’inscrivait dans une perspective libertaire et écologique, dénonçant le capitalisme et l’exploitation pétrolière. Être à vélo représentait ainsi un acte anti-autoritaire, presque déviant, avec des pratiques à risque faisant partie du quotidien et répondant aux valeurs de ce groupe : non-respect du code de la route, affrontement avec des personnes véhiculées, etc. 

Depuis l’avènement de la plateformisation dans les années 2010, sont apparus de nouveaux travailleurs à vélo : plutôt jeunes, ils cherchent l’accès facilité à un travail flexible et d’appoint. Leur activité : celle de livrer des repas à vélo avec un statut d’indépendant. Dans le cadre de cette profession, des données métrologiques sont accessibles pour le pilotage de l’entreprise de plateforme sur les aspects de gestion des livreurs et de répartition des livraisons : géolocalisation, quantification des performances individuelles, temps et vitesse de pédalage, mais encore le temps d’attente entre deux courses. Cet outil de rationalisation de l’activité de livraison fait partie de l’algorithme des entreprises de plateformes. Or, force est de constater que la mesure de la dépense énergétique, soit la mise au travail du corps sur le vélo, n’est pas prise en compte dans ce lot de quantifications. Alors que dans une autre sphère, conjuguant des aspects ludiques et sportifs, des applications pour amateurs et professionnels du cyclisme, telles que Strava, permettent des opérations métriques de quantified self et de self-tracking. 

Self-tracking et activité professionnelle

L’étude ethnographique de Marco Saraceno a été financée par l’Agence nationale de sécurité du médicament, dans le cadre d’un dispositif d’étude de l’implication des instruments d’auto-mesure sur le sport et la santé. L’originalité du travail de ce chercheur réside en la population étudiée, celle des livreurs à vélo, soit l’usage d’outils de self-tracking dans le truchement d’une activité professionnelle s’inscrivant dans l’économie de plateformes. 

Cette recherche porte sur un corpus d’entretiens (13 livreurs à vélo en région parisienne, pour la densité de ce secteur, et en région lyonnaise pour l’aspect particulièrement vallonné de la ville) et une ethnographie du web (suivi de livreurs sur l’application Strava pendant 3 mois, page des livreurs Foodora, analyse d’une vingtaine de blogs et comptes Youtube dédiés à l’activité de livraison de repas à vélo). Les sujets de l’étude ont entre 20 et 35 ans. 

La recherche de Marco Saraceno met en évidence le panel d’usages que les livreurs à vélo réalisent à partir d’une application métrologique de pédalage (Strava) :

  • Comme dans toute pratique de ce type d’application, l’aspect ludique constitue l’un des principaux usages, permettant une réappropriation de sa pratique sportive, un comparatif entre des parcours identiques réalisés, une remémoration de ses performances, une forme de valorisation et d’encouragement sur les réseaux sociaux (communautés de livreurs) et une mise en concurrence avec les autres ;  
  • Un usage singulier est ensuite représenté par une hybridation entre la performance sportive et le shift réalisé dans le cadre de la plateforme de livraison de repas ;
  • Ce type de dispositif de self-traking peut être utilisé à des fins de contrôle de sa propre activité et de vérification de l’exactitude de l’outil de rationalisation de l’entreprise de plateforme (exemple : heures et jours travaillés, parcours réalisés…);
  • L’aspect ludique représente un levier de motivation, cité par les livreurs, et dont s’emparent les plateformes de livraison de repas (groupes sur Strava, événements, annonces des community managers…) ;
  • Il s’agit également d’un levier de revendication saisi par ces livreurs à vélo, pour déficeler le discours médiatique : montrer qu’ils « choisissent » cette profession pour le maintien de leur forme physique et ne la subissent pas ;
  • Enfin, certains livreurs mettent leurs données métriques Strava au profit des nouveaux arrivants afin de les informer du meilleur rapport effort / rentabilité selon les plateformes. 

Cette étude, qui offre l’opportunité de révéler l’un des aspects du travail réel de certains livreurs à vélo (dans le sens où ce type d’instruments de quantified self est saisi par les travailleurs comme vecteur salutogène, mais encore de facteurs de préservation ou motivationnels), reste tout de même difficile à généraliser. En effet, il est important de souligner que la proportion des livreurs utilisant Strava reste minoritaire. Même si la plupart des livreurs à vélo ont une bonne connaissance de cette application, le fait de consommer la batterie de leur smartphone contraint fortement cette activité en ligne, puisqu’au profit d’une auto-mesure de sa performance sportive et ludique, ils prennent le risque de ne plus être connectés à la plateforme de livraison de repas et de perdre des courses potentielles.

La gamification, un levier motivationnel ?

Enfin, soulignons que ces enjeux de gamification, de mise au travail du corps dans le cadre d’une économie de plateformes numériques, le tout reposant sur des travailleurs indépendants endossant leurs propres risques de tout ordre, corrobore l’opacité de la figure de ses travailleurs comme celle de leur identité professionnelle. L’usage d’applications métrologiques de soi semble venir apporter ici une forme de défense créative pour ces travailleurs de plateforme. L’étude de Marco Saraceno apporte ainsi une analyse complémentaire à la perspective très répandue du Digital Labor : « les plateformes de livraisons semblent s’appuyer sur la pluralité des valorisations subjectives de l’effort dont les pratiques d’automesure sont symptomatiques »

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> Egalement à lire sur le site de la Fondation, Le travail de plateforme aujourd’hui en Europe