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Le travail indépendant rend-il vraiment heureux ?

L’émergence de nouvelles formes de travail indépendant est une tendance qui s’étend bien au-delà des frontières françaises. Si aux États-Unis on recense plus de 55 millions de travailleurs indépendants, soit plus de 35 % de la population active du pays, la France reste pour le moment un peu en retrait. Le rapport de 2017 sur les nouvelles formes du travail indépendant du Conseil économique social et environnemental estime que la France compte aujourd’hui presque 3 millions de travailleurs indépendants, soit environ 12 % de la population active. Mais les chiffres ne cessent de croître. En effet, le nombre de travailleurs indépendants a augmenté de 25 % depuis 2003 dans l’hexagone, soit 10 fois plus vite que la population salariée.

Selon une définition officielle, « les travailleurs indépendants sont des personnes qui exercent à leur compte une activité économique, en supportant les risques de cette activité et en s’appropriant les profits éventuels qu’elle peut générer. Ils sont autonomes dans l’organisation de leur travail (horaires, dates, moyens mis en œuvre, etc.), et ne se trouvent pas, à la différence d’un personnel salarié, dans une situation de subordination juridique à l’égard de la personne avec laquelle ils contractent ».

Nous pouvons préciser un peu plus les différentes catégories et souligner que la structure du marché de l’emploi est en train de muter sous l’impulsion de réformes du code du travail favorisant notamment le statut de freelance. Cependant, au-delà de cette impulsion donnée par les pouvoirs publics, le travail indépendant semble correspondre à des attentes réelles en termes d’exercice d’activité professionnelle, surtout chez les plus jeunes. De là à en déduire que le travail indépendant contribue au bien-être au travail, il n’y a qu’un pas.

Cultures managériales dépassées

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le bien-être au travail est « un état d’esprit caractérisé par une harmonie satisfaisante entre d’une part les aptitudes, les besoins et les aspirations du travailleur et, de l’autre, les contraintes et les possibilités du milieu de travail ». Reste donc à déterminer les aspirations principales et à examiner le champ des contraintes contrariantes.

Si nous nous référons aux observations réalisées auprès de nombreux travailleurs salariés, les désirs des collaborateurs au travail reposent sur la nécessité du respect dans l’intelligence de chacun, la possibilité de disposer d’une certaine autonomie et la réalisation de soi au travail. Or, bien des entreprises ne sont plus en mesure de garantir ces trois dimensions car elles sont engoncées dans des cultures managériales dépassées qui empêchent la mise en place d’organisation du travail capable de satisfaire ces désirs. C’est pourquoi le travail indépendant est devenu une réponse possible à cette quête de sens en dehors du monde structuré et souvent figé de l’entreprise.

D’une certaine manière, il permet le contournement des contraintes incompatibles avec l’idée de bien-être chez certains. D’abord, parce que le travail indépendant permet cette autonomie que beaucoup veulent connaître sur leur périmètre professionnel : avoir la possibilité d’exercer des responsabilités dans un domaine défini, pouvoir disposer d’une zone de décision personnelle… autrement dit, être libre de faire ce que l’on croit bon. Ni plus ni moins. Ensuite, parce que l’organisation personnelle, quand on est travailleur indépendant, permet plus de flexibilité. Par rapport au cadre de travail (le lieu comme le rythme), par rapport aux missions ou encore par rapport aux clients, le travailleur indépendant dispose (en théorie) d’une grande liberté de choix.

En ce sens, il compose son activité professionnelle plus facilement. Enfin, le travail indépendant permet une gestion personnalisée du rapport entre temps privé et temps professionnel. Chacun pouvant vouloir retrouver le projet nietzschéen de « faire de sa vie une œuvre d’art », le travail indépendant offre une palette de solutions riche pour composer une vie mosaïque équilibrée avec une grande porosité des espaces personnels et professionnels. Alors oui, en ce sens, le travail indépendant peut contribuer au bien-être et au bonheur, à la constitution d’une eudaimonia (bonheur grec posé comme une finalité naturelle via l’épanouissement personnel) pour chacun, parce qu’il offre la possibilité de répondre plus facilement aux désirs d’épanouissement au travail.

Risques d’isolation

Mais cela ne peut se faire sans aménager les conditions de travail avec vigilance, car le travail indépendant porte autant de risques que de promesses. D’abord parce qu’être indépendant et autonome ne doit pas vouloir dire être isolé. Le travailleur privé de relations sociales a toutes les chances de s’épuiser psychologiquement, rapidement, privé des atouts de la rencontre avec autrui. En effet, un univers relationnel bienveillant au travail amène des émotions positives, responsables de la sécrétion d’endorphines (hormones anti-douleur), de dopamine (hormone de la motivation et du plaisir) et d’ocytocine (hormone de l’attachement, de la cohésion, de la créativité, etc.). Leur combinaison chimique améliore la relation entre les personnes, renforce leur engagement, leur cohésion et leur créativité. Elle fait par ailleurs chuter le cortisol (hormone du stress) et favorise la performance.

Il faut donc organiser la rencontre des travailleurs indépendants, et lutter contre le risque d’isolement en créant des lieux de communautés de travail. C’est certainement une des raisons du succès des espaces de coworking ou autres tiers lieux qui sont peuplés à plus de 40 % par des travailleurs indépendants. Après leur apparition en France en 2008, il n’a fallu que cinq ans à la France pour être au sixième rang mondial du nombre des espaces de coworking, Paris étant aujourd’hui la troisième ville au monde en termes d’espace de coworking.

Les espaces de coworking sont peuplés à plus de 40 % par des travailleurs indépendants. ASDF Media/Shutterstock

Travail indépendant oui, travailleur isolé non. Telle pourrait être la ligne de conduite à suivre pour éviter les risques psychosociologiques inhérents au travail indépendant. Mais il existe une seconde menace qui plane sur le travailleur indépendant, celle de la gestion de son risque santé. Face à la maladie, comme face à un accident de travail, l’indépendant est le plus souvent obligé de maintenir son activité parce qu’une absence prolongée ou le refus d’une tâche pour cause de problème de santé, entraîne une rupture dans les relations sociales, une baisse de la réputation et donc une baisse des commandes et de l’activité. Il doit surtout prendre en compte la dimension financière puisque son revenu est directement corrélé au niveau d’activité. Il ne peut, matériellement, pas s’arrêter de travailler. Cette pression sur le risque santé peut user le travailleur indépendant et nuire à son bien-être, voire le conduire à des psychopathologies graves.

Alors, oui bien sûr le travail indépendant est une promesse de liberté, de flexibilité et donc de bonheur au travail mais à condition que les codes soient réinventer du travail ensemble (entraînant de vraies mutations sociologiques du travail) et que les travailleurs indépendants soient mieux protégés, avec une couverture santé qui reste à inventer. Après le vote en première lecture à l’Assemblée nationale le 9 octobre dernier de la loi Pacte, le débat à venir au Sénat en janvier 2019 esquissera peut-être quelques solutions.The Conversation

Arnaud Lacan, Professeur de management – Chercheur au GREQAM AMSE – Titulaire de la Chaire AGIPI KEDGE « Le travail indépendant et les nouvelles formes d’entrepreneuriat », Kedge Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

> Également à lire sur le site de la Fondation Travailler autrement, Étude – Les travailleurs indépendants : identités, perceptions, besoins

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