Makers ou le « do it yourself collectif »
Les discours portés et portant sur l’univers des tiers-lieux et leurs multiples formes créent un bruit dont le volume et l’hétérogénéité se conjuguent à l’unisson. Les makerspaces, hackerspaces, fab-labs, et autres appellations sont des lieux hybrides. Le livre « Makers, enquête sur les laboratoires du changement social » constitue le résultat de ce travail collectif, initié depuis 2010 par Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement, dans le cadre d’un programme de recherche. Cet ouvrage donne à voir les makerspaces tels qu’ils se fondent, s’organisent, s’animent, se régulent et se renouvellent.
Pour mieux comprendre ce qu’il se passe au sein de ces espaces, le livre « Makers, enquête sur les laboratoires du changement social » donne à voir les makerspaces, offre au lecteur une matière riche et fouillée pour distinguer ce qui relève et ce qui traduit de manière plus profonde un changement de « faire travail » et société.
« Faire, c’est dire »
Au fil des observations au sein de ces écosystèmes et des nombreuses rencontres avec les acteurs qui y évoluent, les auteurs rendent compte des pratiques mais aussi des courants politico-philosophiques qui œuvrent en filigrane. Les makerspaces se donnent à lire comme des espaces revendiquant la liberté d’accès à l’objet, le « faire par soi-même » voire le Do it yourself collectif, la libération du consommateur des standards imposés, mais encore comme des lieux où se façonne une sémantique pour le monde de demain.
Le mouvement des makers peut s’interpréter comme une perspective ouverte cherchant et testant des moyens de sortir du capitalisme. Dans cette optique presque libertaire, les pratiques de « bricolage » à la marge des entreprises sont prises au sérieux et servent de support pour imaginer l’esquisse d’un nouveau rapport au travail, d’une autre relation à la technique, de l’autonomie exhortée pour créer des modes de production en circuit court. D’un autre côté, les pratiques des makers peuvent être vues comme nourrissant d’autres enjeux flirtant cette fois avec le libéralisme en transformant peu à peu les travailleurs en entrepreneurs. Le système productif serait ainsi profondément remis en cause par le mouvement maker.
Par l’ode qu’ils portent dans la pratique comme dans l’idéologie, les makers s’inscrivent dans l’approche performative du « Faire, c’est dire ». Parce que c’est justement par le Faire que ces acteurs de tous horizons tentent de faire entendre leur voix et d’en dégager une portée politique. Aux origines de la « pensée » maker se trouve « l’économie du partage » (sharing economy), forme de consommation gratuite du partage, remplacée en trompe l’œil dans les discours par l’économie de plateforme dès 2008.
Remonter aux racines du mouvement maker
Pour mieux situer l’émergence des makerspaces, comprendre leurs racines et identifier en quoi ils représentent une forme de nouveauté, les auteurs proposent un premier chapitre retraçant la généalogie du mouvement. Ainsi, l’on se rend compte que les makers d’aujourd’hui empruntent certains traits des bricoleurs et autres confectionneurs d’art et d’ailleurs, qui ont fait histoire, et ce, de manière transnationale. La saveur du « bon geste », l’exigence à la fois esthétique et technique, tout comme le sens de l’innovation, constituent les ingrédients fondamentaux qui font partie de l’armature des mouvements du « Faire soi-même ensemble » déjà anciens.
Soutenir et contrer les promesses de la culture numérique, ou « l’artisanat du numérique »
Le caractère novateur du mouvement actuel réside dans sa contextualisation : il est empreint du bain social, culturel et économique dans lequel il évolue. En figure de proue, citons la révolution digitale, comprenant à la fois transformations technologique et numérique, mais aussi la redéfinition de la géographie des lieux de travail par la portée du nomadisme. Parmi les dispositifs et machines qui ont eu un impact fort sur la manière de penser et de faire l’objet tout en redéfinissant le sens des économies d’échelle, l’imprimante 3D constitue indéniablement l’emblème du mouvement maker.
Dès l’avènement d’Internet, au milieu des années 1990s, la dématérialisation était appelée de ses vœux dans tous les discours. Tout ce qui peut l’être serait digitaliser : les supports matériels étaient voués à disparaître (livres, supports filmiques, etc.). Là se situe clairement l’ambition engagée des makers : faire la démonstration que la culture numérique peut retrouver matière. Aller à contre-courant de l’Internet des objets et de l’intelligence artificielle, c’est se réconcilier avec le travail manuel, tisser des liens concrets avec la matérialité du monde (comme travailler le bois, créer des objets). Il s’agit de reprendre « la main » sur le numérique, en essayant de convertir les « bits en atomes ».
Par ailleurs, ce mouvement se donne à voir sur tous les continents : il est indéniablement transnational. Il possède une caractéristique qui rend son positionnement paradoxal au vu de son essaimage mondial : les lieux dans lesquels il s’infuse (makerspaces) sont fortement ancrés dans le local.
Les auteurs montrent que l’apport essentiel du monde maker réside dans la capacité à « faire travail » de manière autonome en se dégageant des contraintes et pressions issues des institutions et des lois du marché. Dans les makerspaces semblent se jouer une redéfinition du travail et de son sens : les gens bricolent, cultivent un rapport à la matière, redonnent du sens à la fabrication, réalisée sans forcément en réponse à des commandes clients.
Convergence des modèles rencontrés ?
Dans le cadre de leur travail de terrain, les chercheurs ont étudié une trentaine de lieux et d’événements internationaux du monde des makers. Ils font état d’une grande diversité, avec une segmentation par pays ou encore par philosophie des lieux (hackeurs, éducation populaire, ESS, etc.).
Ces lieux ont en commun d’être de grands espaces, avec un accès libre aux machines, entretenant une philosophie du partage. Le profil des usagers se résume au trentenaire masculin, bien que les femmes soient tout de même présentes. S’entremêlent divers univers de métiers : du textile à la réparation de vélos, de l’open design à la formation aux outils numériques…
Les makerspaces sont agencés avec des machines et des hommes venant bricoler, apprendre à bricoler, des jeunes, des étudiants, des designers, des ingénieurs, des artistes, des acteurs locaux (commerçants, élus…), des adeptes de la récupération, etc.
Se confronter à l’écosystème des makers a conduit les auteurs à revoir leurs grilles de lecture, notamment en termes de porosité des sphères de vie. Ils ont pu voir, dans le truchement du travail des makers, se déliter les dichotomies habituellement admises (production / consommation ; vie privée / vie professionnelle).
Alors qu’aux États-Unis comme au Sénégal une forte volonté d’indépendance de ces lieux est revendiquée, en France la majeure partie des makerspaces sont soutenus financièrement par les pouvoirs publics (subventions, locaux mis à disposition…). Cet aspect est questionnant pour les auteurs qui pointent le paradoxe, dans un monde prônant les démarches bottom-up et de souplesse de co-organisation.
Héritage d’avant-garde et usagers actuels
Si, à l’origine du mouvement, en remontant aux Shakers, la dominante avant-garde, libertaire et anarchiste était de mise, à la naissance des premiers makerspaces, les geeks et nerds en représentaient les premiers usagers. Aujourd’hui, le phénomène s’est étendu et est saisi par des personnes qui ne sont plus exclusivement définies par la culture informatique et/ ou l’idéologie libertaire. De ces racines, ces espaces en gardent une volonté puissante d’édifier des formes de gouvernance inédites. C’est en ce sens que les auteurs les donnent à penser comme des « laboratoires de changement social » : par-delà le changement technique qu’ils opèrent, nous faisons référence ici à la volonté qu’ils cultivent pour imaginer d’autres formes de collaboration, de prise de décision…
La plus grande difficulté de ce mouvement semble résider dans sa mise en rhétorique : parvenir à mettre en mots de véritables projets d’ordre politique.
« Ce monde connait un succès croissant à travers le monde. En France, comme au-delà des frontières de l’Hexagone, il n’est pas une semaine ou un mois sans que de jeunes femmes ou de jeunes hommes entreprennent d’unir leurs forces pour donner vie à des organisations, aux frontières parfois bien lâches il est vrai, mais toutes animées de cette même volonté de bricoler, de détourner, de récupérer, d’inventer… et, in fine, de transformer leur environnement, leur vie quotidienne, voire la société en son entier » (p. II)
> En savoir plus sur « Makers, enquête sur les laboratoires du changement social »
> Également à lire sur le site de la Fondation Travailler autrement, “Working Alone Together : Coworking as Emergent Collaborative Activity” (Spinuzzi, 2012)