
3 questions à Laetitia Vitaud
Laetitia Vitaud est autrice et conférencière sur les mutations du travail. Elle répond aux 3 questions de la Fondation Travailler autrement sur le travail de demain.
En tant qu’auteure, vous avez une approche très historique du travail. Quelles leçons tirer des grandes mutations passées pour comprendre celles à venir ?
Les grandes mutations du travail se caractérisent toujours par un décalage entre l’évolution des pratiques et l’adaptation des institutions. Le paradigme fordiste a par exemple mis des décennies à s’imposer après l’émergence de l’industrie automobile. Nous vivons aujourd’hui un phénomène similaire avec le numérique.
La leçon historique principale est que les transitions « paradigmatiques » ne sont jamais des substitutions brutales, mais des recompositions progressives. Le passage de l’artisanat à l’industrie n’a pas supprimé le savoir-faire, il l’a reconfiguré. De même, l’IA ne remplace pas l’humain : elle redistribue les tâches et redéfinit les compétences.
L’histoire montre aussi que les résistances institutionnelles sont souvent temporaires. Nos systèmes de protection sociale, nos codes du travail, nos représentations collectives portent encore l’empreinte industrielle. Cette inertie explique pourquoi nous peinons à appréhender les nouveaux risques : fatigue émotionnelle, précarité climatique, aidance, vieillissement actif.
Enfin, les mutations durables sont celles qui recréent un équilibre entre contraintes et contreparties. Le « grand désalignement » actuel – où subsistent les contraintes sans les garanties – ne peut perdurer. Comme après chaque transformation, un nouveau contrat social pourrait émerger, articulant les aspirations contemporaines (autonomie, sens, durabilité) avec les contraintes du XXIe siècle.
Avec la montée en puissance de l’automatisation, les métiers du care, de la relation, de l’attention à l’autre (aides-soignantes, assistantes sociales, accompagnateurs à domicile…) seront-ils mieux valorisés ?
L’automatisation devrait théoriquement valoriser les métiers du care, qui résistent davantage à l’IA. Paradoxalement, on observe plutôt une dégradation de leurs conditions, illustrant le « grand désalignement » contemporain.
L’importance sociale de ces métiers croît avec le vieillissement démographique et l’automatisation du reste de l’économie, mais leur reconnaissance économique stagne. Largement positionnés hors-marché, les métiers du care ont des rémunérations qui dépendent davantage des décisions politiques que de l’ajustement entre l’offre et la demande sur un marché.
La crise du logement est aujourd’hui le principal goulot d’étranglement. Les professionnels fuient ces métiers essentiels notamment parce que les salaires ne permettent plus de se loger là où ils exercent. Résultat : pénurie, dégradation des services, et ironique accélération de l’automatisation par défaut – comme ces écrans de commande qui compensent le manque de serveurs dans les restaurants.
Plusieurs tendances inquiétantes se dessinent : privatisation progressive des services, permettant une revalorisation salariale mais creusant les inégalités d’accès ; précarisation continue du public avec multiplication des contractuels et externalisation.
La revalorisation du care nécessiterait une révolution dans notre façon de le financer et de l’organiser localement. Sans cela, notre capacité collective de soin et d’attention à l’autre pourrait continuer de s’appauvrir.
Vous défendez un retour au rythme saisonnier face à notre modèle actuel de rythme continu et d’exigence de productivité. Qu’entendez-vous par là ? Et comment les organisations pourraient-elles l’adopter sans baisser leur rentabilité, sans compromettre leur productivité effective tout en préservant la cohésion de leurs équipes ?
Par « retour au rythme saisonnier », j’entends l’abandon de l’illusion industrielle d’une productivité linéaire et constante, au profit d’une organisation qui épouse les fluctuations naturelles de l’énergie humaine et des contraintes environnementales.
Cela signifie accepter que certaines périodes soient plus intenses (avec parfois des pics d’activité, comme dans le tourisme) alternant avec des phases de récupération créative. Cette saisonnalité n’est pas synonyme d’inefficacité : elle reconnaît que créativité, innovation et motivation suivent des cycles naturels.
Pour les organisations, plusieurs adaptations sont possibles sans compromettre la rentabilité. D’abord, moduler les objectifs selon les périodes : intensifier l’innovation et les lancements au printemps-automne, privilégier la consolidation et la formation en hiver, par exemple. Ensuite, développer des équipes complémentaires géographiquement – quand une zone ralentit, une autre peut prendre le relais. Enfin, tenir compte des « saisons » de la vie en offrant davantage de temps partiels aux séniors pour qu’ils puissent travailler plus longtemps (je pense à la retraite progressive).
Le réchauffement climatique rendra inévitable l’adaptation aux saisons : difficile de maintenir la même productivité quand la chaleur impose l’arrêt du travail extérieur entre 10h et 15h30. Plutôt que de subir cette contrainte, les organisations visionnaires peuvent transformer la saisonnalité en une opportunité de créer un modèle de travail plus durable.
> Laetitia Vitaud est autrice et conférencière sur les mutations du travail. Diplômée d’HEC et agrégée d’anglais, elle a été enseignante avant de fonder sa propre entreprise en 2015. Elle explore les transformations du travail à travers ses livres (Du labeur à l’ouvrage, Calmann-Lévy, En finir avec la productivité, Payot), podcasts (Nouveau Départ, Vieilles en puissance) et sa newsletter Laetitia@Work. Elle publiera en octobre 2025 L’atout âge (Eyrolles), un ouvrage sur la démographie et le travail.
> A lire également sur le site de la Fondation Travailler autrement : Quelle organisation du travail pour demain ?, Le travail de demain se pense aujourd’hui !