
Incivilités externes : le client roi, vraiment ?
Alors qu’en France, trois salariés sur quatre travaillent en contact avec du public, les cas d’incivilités externes deviennent un problème réel. Différences culturelles, individualisation de la société, ou problèmes d’organisation du travail ? Quoi qu’il en soit, ces irritants quotidiens perturbent le travail des salariés et le bon fonctionnement de l’entreprise, et doivent être pris en compte.
De quelles incivilités parle-t-on ?
Il existe une liste infinie et subjective d’actes incivils : claquer des doigts pour attirer l’attention du serveur, jeter un déchet par terre aux pieds d’un éboueur, s’énerver contre un contrôleur qui émet une contravention, être désagréable avec le personnel soignant qui s’occupe de nos aînés, s’en prendre au livreur qui est en retard, payer ses courses sans un regard pour la caissière… Ces incivilités parfois isolées (cris, attitudes intimidantes, moqueries, comportements irrespectueux…) peuvent pourtant être les prémices de comportements plus violents : racisme, insultes, vandalisme, menaces, agression verbale et / ou physique, etc. Elles concernent tous les métiers qui sont en contact avec le public : gardiens d’immeuble, livreurs, soignants, agents du service public, téléphonistes, serveurs, vendeurs, maîtres d’hôtel, agents de sécurité, contrôleurs, hôtesses de l’air, assureurs, pharmaciens, secrétaires médicales… La liste est longue et illustre l’universalité du phénomène.
Les conséquences sur les salariés sont loin d’être négligeables. Le stress, l’anxiété et la peur causés peuvent aller jusqu’à provoquer des troubles dépressifs, voire même un burn-out. Dans les cas les plus graves, certains développent un état de stress post-traumatique. Être témoin d’incivilités envers ses collègues ou d’autres clients ne produit pas nécessairement moins d’effets. Et dans un tel climat d’insécurité, les salariés peuvent eux-mêmes devenir plus agressifs, engendrant un cercle vicieux de tensions avec les clients.
Ces comportements ont un coût pour l’entreprise. Selon l’INRS, cela entraîne d’abord des coûts directs : dégâts matériels, frais de procédure judiciaire, arrêts de travail, remplacement du personnel. Les coûts indirects, quant à eux, touchent à la cohésion d’équipe, à l’engagement et la créativité des salariés, et nuisent à l’image de l’entreprise ainsi qu’à la performance. Comprendre ces impacts est essentiel pour anticiper et protéger les salariés.
L’augmentation des incivilités : coïncidence ou dégradation systémique des liens ?
L’incivilité externe n’a pas de profil type. Selon l’INRS, “les incivilités et agressions à l’encontre des salariés ne sont pas nécessairement le fait d’individus ayant un passé de violence, désocialisés ou vivant dans un milieu défavorisé. Sous le coup de l’impatience ou de l’exaspération, tout le monde peut devenir un client ou un usager irascible”. Des facteurs personnels comme le stress ou des difficultés de vie peuvent déclencher des comportements agressifs, mais l’environnement et le contexte de l’entreprise jouent également un rôle.
En effet, un RER en retard et bondé, une salle de cinéma sans climatiseur en période de canicule, une commande prise au restaurant après 30 minutes d’attente peuvent échauffer les corps et les esprits. Les dentistes par exemple constatent une hausse des incivilités lorsqu’il y a moins de rendez-vous disponibles. Dans le secteur bancaire, la pression des objectifs de vente a entraîné une augmentation du mécontentement des particuliers : “Le client qui souhaite avoir une information sur son compte s’agace qu’on lui propose une assurance” – Marc Durand, secrétaire général FO des banques et sociétés financières du Nord. Du côté du service public, la généralisation des chatbots qui proposent des réponses stéréotypées peut provoquer des frustrations qui se reportent sur les opérateurs. Des facteurs macroéconomiques peuvent aussi contribuer à la tension : avec notamment les inquiétudes liées aux réformes de l’assurance chômage, France Travail a recensé en 2023 16 000 signalements d’agressions contre ses collaborateurs : une augmentation de 82% des incivilités en 5 ans ! Même constat dans les supermarchés, au sein desquels l’augmentation des prix impactaient directement l’humeur des clients et leur niveau d’agressivité.
Ces phénomènes reflètent également une évolution sociale plus large. Dans une société qui valorise l’efficacité et la rapidité, la relation client peine à se construire, et le lien social se fragilise. D’après une étude Ifop de 2025, 85% des Français estiment que la société se dirige vers une indifférence généralisée, et 84% prévoient un repli individualiste. Ces tendances alimentent les accrochages et montrent combien il est crucial pour les entreprises de prendre ce sujet à bras-le-corps.
Quelles réponses de l’entreprise ?
Les entreprises ont mis en place des consignes et dispositifs à destination des clients et usagers, afin de les sensibiliser sur leurs propres comportements. On voit par exemple dans les trains des autocollants qui interdisent de passer des appels, des marquages au sol dans les pharmacies – pour établir une distance entre les patients – , une multiplication des caméras de surveillance et systèmes d’alarme, voire des chartes de comportement, comme la “charte des spectateurs” UGC qui interdit certains comportements et prévoit l’exclusion en cas de non-respect. L’enjeu dans ces dispositifs est en revanche d’éviter un climat de défiance avec les clients qui ne posent aucun problème.
Former et outiller les salariés est également primordial. Des formations, telles que celle proposée par Cegos, apprennent à mieux contrôler ses émotions, désescalader la situation et rétablir une communication positive. L’INRS a de son côté publié en 2024 une brochure intitulée : “Travailler en contact avec le public : Quelles actions contre les violences ?”, pour identifier les risques et savoir réagir concrètement et efficacement.
Ces dispositifs, pour être utiles, doivent être accompagnés d’un soutien de la hiérarchie en interne. Livia Velpry, sociologue et spécialiste des questions de santé mentale, témoigne : “Lorsqu’un événement se produit, il faut pouvoir analyser ensemble ce qui l’a généré et chercher des solutions collectivement. Au lieu de considérer que c’est le fait d’un seul individu, c’est à appréhender comme un problème d’équipe”. En cas d’incivilité, les salariés doivent être encouragés à alerter la direction, avec l’assurance d’être écoutés sans honte ni culpabilisation, et être tenus informés des démarches à suivre. Une culture d’entreprise qui valorise le soutien, la tolérance zéro face aux violences et la responsabilité individuelle et collective est la clé pour prévenir l’escalade des incivilités.
L’incivilité externe a donc des impacts tangibles sur les salariés et la performance des entreprises. Ces dernières peuvent mettre en place plusieurs outils de prévention et de protection des salariés. Si la lutte contre la violence doit passer par une prise de conscience sociétale de la responsabilité individuelle, dans les faits, les salariés doivent pouvoir être soutenus pour garantir le bon fonctionnement et la pérennité de l’organisation. Protéger les salariés, c’est protéger l’entreprise !
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