
Faire société en entreprise : un enjeu collectif !
Au travail comme dans la cité, la civilité semble relever du bon sens : dire bonjour, écouter sans couper la parole, répondre à un message, respecter l’espace de l’autre… Or, son absence, et particulièrement entre les collègues et avec la hiérarchie, fragilise non seulement le climat relationnel mais aussi l’engagement de chacun, et à terme, la performance collective. Faut-il alors considérer la civilité comme une simple affaire d’éducation individuelle, ou en faire un véritable enjeu organisationnel à part entière ?
Civilité au travail : de quoi parle-t-on vraiment ?
La civilité, du latin civilitas (politesse, affabilité, courtoisie ; ensemble des citoyens, cité) renvoie à l’ensemble des rapports et comportements respectueux dans les relations interpersonnelles, et s’exprime dans le langage oral, corporel, et à l’écrit. Au sein d’une entreprise, elle se traduit par une multitude de comportements attendus qui facilitent la vie collective entre les salariés et avec la hiérarchie : dire “bonjour”, “merci” et “s’il vous plaît”, être ponctuel, respecter la propreté des lieux, s’exprimer, débattre et négocier avec calme et respect…. Les incivilités se traduisent quant à elles de plusieurs façons : négligence des règles élémentaires de courtoisie, remarques désobligeantes, ton inapproprié, interruptions constantes, agressivité verbale, dénigrement d’un collaborateur devant ses collègues…
Alors, est-ce juste une question d’éducation ? En tout cas, il existe un cadre légal minimal à respecter. L’article L.4122-1 du Code du travail impose à chaque salarié de veiller à ne pas compromettre la santé et la sécurité d’autrui, ce qui inclut le respect dans les interactions quotidiennes. L’article L.1152-1 interdit quant à lui le harcèlement moral, dont certaines incivilités répétées peuvent en constituer une forme initiale. De nombreuses entreprises intègrent explicitement des règles de civilité dans leurs codes de conduite. Cette injonction est également présente dans les chartes collectives d’entreprises, par exemple dans la charte éthique du groupe Orange, qui insiste sur le respect des personnes, des cultures et des pratiques comme condition d’une bonne collaboration.
Et alors que les codes de civilité peuvent varier selon les générations, les cultures ou les habitudes, l’enjeu est d’autant plus central que l’entreprise constitue un collectif contraint, où on ne choisit ni ses collègues, ni ses supérieurs. Le respect mutuel en devient primordial pour garantir la capacité des équipes à coopérer durablement.
Le coût invisible des incivilités en entreprise
Ainsi, si la civilité contribue au bon fonctionnement de l’entreprise, son absence peut rapidement générer des tensions. Alors que les incivilités peuvent sembler mineures lorsqu’elles sont isolées, leur accumulation détériore le climat social et entraîne des conséquences non négligeables pour les salariés, comme pour les employeurs. En 2014 déjà, une enquête du cabinet Eléas, spécialisé dans la QVT et les risques psychosociaux, révélait que 42% des salariés sont exposés aux incivilités (qui sont à 48% du fait interne à l’entreprise), et que ces comportements affectent leur productivité pour 75% d’entre eux, et leur santé pour 77% d’entre eux.
Un climat de travail délétère peut devenir si pesant qu’ils choisissent parfois de s’absenter, ou de quitter leur poste, pour échapper à une ambiance trop pesante. Gwenaëlle Hamelin, psychologue et autrice, rappelle ainsi dans un article consacré aux violences ordinaires en milieu de travail que “l’on ne peut pas travailler correctement [lorsque l’]on a l’impression de ne pas être respecté”.
Pour l’entreprise, le coût est également tangible. Selon le cabinet Mozart Consulting, spécialisé dans l’évaluation du coût du mal-être au travail, les incivilités et conflits interpersonnels compteraient pour près de 15% du “coût du désengagement” par salarié et par an. En effet, ils réduiraient les performances individuelles (concentration, motivation, qualité du travail produit…). L’accord interprofessionnel du 26 mars 2010 relatif au harcèlement et à la violence au travail précise d’ailleurs que “Les entreprises qui laissent les incivilités s’installer, les banalisent et favorisent l’émergence d’actes plus graves de violence et de harcèlement.”
Les transformations récentes du travail, notamment le développement des échanges numériques et le télétravail, ont modifié les codes d’interaction. Loin d’abolir les tensions, les outils numériques en créent parfois de nouvelles : absence de réponse aux messages, ton sec, relations plus froides et utilitaires qu’en présentiel, caméra coupée en visioconférence, interruption des prises de paroles… Une cadre hospitalière témoignait alors : “On reçoit de plus en plus de directives sans introduction, sans bonjour, sans signature. C’est assez brutal. Il n’y a plus de possibilité de dialogue ou de contestation. On est confronté uniquement à des injonctions”. Ces pratiques nourrissent de fait une distanciation, alimentant un sentiment de désengagement et fragilisant le lien collectif.
Prévenir et promouvoir la civilité : quelles pistes d’action pour les employeurs ?
La prévention des incivilités repose avant tout sur l’instauration d’un cadre clair et partagé. De plus en plus d’organisations intègrent aujourd’hui des principes de respect mutuel dans leurs règlements intérieurs ou dans leurs chartes éthiques, afin de définir explicitement les comportements attendus dans les interactions quotidiennes. Des initiatives, telles que des groupes de travail ou des formations dédiées, peuvent également renforcer l’appropriation collective des règles de civilité et ainsi créer une dynamique positive. De bonnes pratiques (faire le point quotidiennement, varier et coordonner les canaux de communication, prendre du temps pour les échanges informels…), se développent également pour encourager une communication respectueuse et limiter les tensions liées à la distance. Une brochure de l’INRS publiée en juin 2024 insiste enfin sur l’importance de caractériser les risques afin de mieux les prévenir. Afin de lutter contre le phénomène de l’incivilité et de la violence, elle conseille d’intervenir sur trois points clés : l’inexistence (ou la méconnaissance) des procédures de signalement dans l’entreprise ; la honte et la culpabilité ressenties par les salariés ; le sentiment d’impunité envers les auteurs.
Le rôle du management est par ailleurs central. On dit souvent qu’”on rejoint une entreprise, mais on quitte un manager” : les responsables hiérarchiques donnent le ton en matière de courtoisie, d’écoute et de reconnaissance, et influencent ainsi directement la diffusion d’une culture du respect au sein des équipes. Pourtant, nombreux sont les managers qui accèdent à leur poste en raison de leur expertise technique, sans avoir nécessairement reçu la formation ou l’accompagnement nécessaires pour gérer les enjeux humains que leur nouvelle fonction implique. Veiller à la mise en place d’un climat de respect au sein d’une équipe n’est alors pas forcément une tâche facile pour les managers, qui doivent d’abord “faire une introspection” sur eux mêmes pour pouvoir la diffuser aux équipes, selon la psychologue Camille Preston. Mais la prévention ne saurait se réduire à une démarche ponctuelle. La promotion de la civilité passe avant tout par une attention portée au quotidien, souvent à travers des gestes simples, incarnés par tous, entre les collègues et avec la hiérarchie. Elle peut également reposer sur un suivi régulier via des enquêtes de climat interne, des indicateurs de turnover ou d’absentéisme, qui permettent d’identifier les signaux faibles et ajuster les politiques en entreprise.
Reste enfin une question essentielle : la promotion de la civilité relève-t-elle uniquement de la responsabilité de l’employeur, ou engage-t-elle une responsabilité individuelle du collaborateur ? Si l’entreprise doit impérativement fournir un cadre favorable, l’ensemble des collaborateurs sont aussi acteurs d’un climat respectueux au travail. La réussite de cette démarche repose donc sur une mobilisation individuelle et un effort collectif, dans une logique de co-construction du bien vivre ensemble au travail !
> A lire également sur le site de la Fondation Travailler autrement : 3 questions à… Jean-Philippe Moinet, auteur et fondateur de La Revue Civique, Incivilités externes : le client roi, vraiment ?