
3 questions à… Jean-Philippe Moinet, auteur et fondateur de La Revue Civique
Jean-Philippe Moinet est fondateur de La Revue Civique, chroniqueur et auteur. Il répond aux 3 questions de la Fondation Travailler autrement sur la civilité au travail.
Comment définiriez-vous la civilité au travail ? Est-ce “juste” une question de savoir-être ou peut-elle être vue comme une compétence professionnelle à part entière du collaborateur ?
A mes yeux, le savoir-être est un savoir-vivre en collectivité qui constitue la civilité et que doit ou devrait avoir chaque citoyen(ne) en société, qu’il ou qu’elle soit hors ou dans le travail. La civilité au travail est cette capacité à respecter les autres et à respecter les règles. Elle peut être perçue comme une compétence bien sûr mais elle devrait être un prérequis élémentaire. Dans les sociétés démocratiques, les règles sont déterminées par la loi ainsi que les usages, et leur respect est un point essentiel du pacte social et civique.
Les lieux de travail, comme tout autre lieu, sont régis par des règles que chacun des acteurs de l’entreprise, quel que soit son niveau dans la hiérarchie, doit ou devrait naturellement respecter. Dans cette logique, le respect des autres – ses collègues –, quel que soit notre place dans la collectivité de travail, est un principe fondamental, à la fois pour l’épanouissement personnel de chacun(e) et pour la réussite collective des équipes au travail. En ce sens, la civilité est productrice de la bonne conciliation entre les aspirations légitimes de l’individu et les impératifs essentiels de la collectivité dans laquelle chacun(e) est amené(e) à s’insérer.
Les problèmes d’incivilité en entreprise, dans les services publics et dans les lieux accueillant du public en général, sont-ils le reflet d’un lien social français qui se serait fragilisé ?
Oui, la fragilisation des relations interpersonnelles est une réalité, bien plus globale que simplement française. On peut observer aussi dans notre pays une montée de tensions qui conduisent à des incivilités caractérisées, parfois à des violences (dans les mots ou dans les actes), que les directions des relations clients dans les entreprises ont pu observer ces quinze dernières années. Bien sûr, il ne faut pas généraliser, les problèmes d’incivilité sont le fruit d’une minorité de personnes qui, dans leurs relations aux services publics comme aux services des entreprises privées, ne gèrent pas leur insatisfaction (fondée ou infondée) de manière rationnelle et calme. C’est évidemment un problème.
La digitalisation des relations et la numérisation des expressions ont aiguisé les conflictualités, accentué la prime aux émotions, aux colères primaires, qui en viennent à des mises en cause radicales. Au-delà même des réseaux sociaux, on voit bien que la numérisation des expressions a eu pour effet de banaliser la virulence des paroles, créant une sorte de « gratuité bénéfique » de la virulence dans l’espace public. Les conséquences sont graves et diverses. Sans généraliser, ni dramatiser, cette tendance fragilise le lien social et peut saper le pacte civique qui repose sur le respect des autres et des règles communes.
La démocratie est le système qui permet la confrontation pacifique des opinions et le règlement pacifié des désaccords. Si les virulences, qui peuvent déboucher sur des violences, gagnent du terrain, c’est le pacte social dans son ensemble qui peut être menacé.
Comment les employeurs peuvent-ils encourager une culture de la civilité sans tomber dans l’injonction morale ou la règle trop rigide ? Est-ce leur rôle ?
Oui, c’est aussi leur rôle, comme tout acteur responsable dans la société. Il ne peut y avoir d’exclusivité en la matière : les organisations d’employeurs comme de salariés, doivent considérer que la culture de la civilité est leur sujet. Bien sûr, sa transmission incombe aux acteurs de l’Education que sont les familles et l’école. Mais quand des défaillances apparaissent, d’autres acteurs doivent intervenir, et les acteurs sociaux de l’entreprise peuvent en faire partie, comme des acteurs associatifs peuvent jouer un rôle par exemple dans la vie des quartiers sensibles. Dans la vie au travail, quand il y a des lieux ou des sujets sensibles, les employeurs sont en droit, et même en devoir, d’intervenir avant que les tensions s’aggravent et tournent aux conflits. Ce n’est pas de l’injonction morale, c’est de la capacité à détecter et à anticiper les problèmes avant qu’ils dégénèrent. Ce n’est évidemment pas simple à faire. Il faut du doigté dans les protocoles d’intervention. Mais comme le disait Sénèque, le philosophe : « ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas. C’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles ». Alors oui, les employeurs doivent oser.
> Fondateur de La Revue Civique (www.revuecivique.eu), chroniqueur et auteur (essais, romans, nouvelles), Jean-Philippe Moinet intervient en analyses pour divers médias, ONG ou collectivités. Conseil éditorial (élaboration de contenus ; animation d’événements et débats), ancien grand reporter d’un quotidien national (Le Figaro), il a aussi été producteur et animateur d’émissions TV à la Chaîne Parlementaire (LCP) et, quelques années, conseiller éditorial du Médiateur de la République, puis Sécrétaire général du Haut Conseil à l’intégration. Son dernier livre: « Un journal sous influence » (roman).
> A lire également sur le site de la Fondation Travailler autrement : Incivilités externes : le client roi, vraiment ?, Faire société en entreprise : un enjeu collectif