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3 questions à… Catherine Négroni, sociologue

Catherine Négroni est sociologue, maîtresse de conférences à l’Université Lille, rattachée au laboratoire CLERSE. Elle répond aux 3 questions de la Fondation Travailler autrement sur la reconversion professionnelle.

Alors qu’après 1945 les carrières linéaires étaient la norme, on note un renversement de la tendance avec des parcours professionnels auprès de différents employeurs et des reconversions. Selon vous, qu’est-ce qui a profondément changé dans notre rapport au travail pour expliquer cette tendance ?

Lorsque j’ai commencé à étudier les reconversions professionnelles il y a plus de 20 ans, le sujet était bien moins présent dans l’espace social, même s’il commençait à y prendre place. Je n’ai d’ailleurs pas trouvé tout de suite un directeur de thèse acceptant de me suivre sur le sujet de la reconversion professionnelle volontaire, cette thématique semblait pour certains inexistante dans l’espace social. Les choses ont bougé aujourd’hui, et de manière conséquente.

Pour expliquer ce phénomène, j’ai plusieurs hypothèses, que je mentionnais déjà dans mon ouvrage paru en 2007, « Reconversion professionnelle volontaire ». Je pense d’abord au choc pétrolier de 1973, qui a fortement impacté le travail lors des années suivantes, en provoquant le chômage puis une situation de chômage structurel. Les travailleurs se sont rendus compte au fur et à mesure que le chômage pouvait potentiellement toucher l’ensemble des individus. En parallèle de cela, à partir des années 1980, la question de l’épanouissement professionnel émerge, d’abord chez les publics cadres, et se diffuse à l’ensemble des catégories sociales prenant dans les années 1990-2000 la forme d’un désir, celui de «faire le travail pour lequel je suis fait ». La notion de « vocation » apparaît alors, et les valeurs changent : puisque le chômage peut venir percuter la carrière indépendamment du secteur dans lequel on travaille, autant prendre le risque d’exercer un métier qui conviendrait le mieux à nos aspirations.

Ainsi le chômage structurel, la volonté d’épanouissement de soi et de développement personnel qui gagnent petit à petit l’ensemble des individus, viennent s’ajouter à d’autres facteurs explicatifs à la montée de la reconversion professionnelle volontaire, comme les effets de la mondialisation et les manières de vivre qui changent, avec notamment davantage de mobilité. La transmission intergénérationnelle n’a plus lieu  On n’est plus « fils de boulanger, boulanger et père de boulanger ».

 

En quoi la crise du Covid-19 a-t-elle accéléré le phénomène de reconversion professionnelle ? Quelles sont les motivations de ces reconversions ? Et que penser du récit récurrent de cadres qui troquent leur métier intellectuel pour un métier manuel : mythe ou réalité sociologique ?

Le Covid19 a effectivement donné un coup d’accélérateur à un phénomène déjà présent dans l’espace social. Forcés de rester chez eux, les travailleurs ont eu le temps de réfléchir, faire un état des lieux de leur situation professionnelle, se demander s’ils souhaitaient continuer à travailler dans le même cadre professionnel. Les transitions des métiers intellectuels vers les métiers manuels, au-delà d’être effectivement beaucoup mises en avant dans l’espace médiatique et social, sont une réalité. Dès 2020, j’ai découvert par exemple le parcours d’une ancienne cadre designer de La Redoute qui a créé une ferme biologique, et ce n’est pas un cas isolé. Les citoyens ont ressenti l’envie de sortir d’une situation salariale contraignante et dont ils avaient l’impression d’avoir fait le tour. Les travailleurs qui ont entamé des reconversions se sont notamment tournés vers des métiers manuels, mais surtout vers des métiers plus éthiques et en lien avec le développement durable. Ce désir d’alignement entre valeurs personnelles et activité professionnelle est particulièrement marqué chez les jeunes générations. Les jeunes souhaitent non seulement exercer un métier qui leur plaît, mais aussi se construire un cadre de travail (temps et espace) qui leur convient. Ce qui peut avoir pour effet de moins compartimenter sa vie personnelle et sa vie professionnelle.

Les dimensions du changement, de la mobilité, de la flexibilité, valeurs inhérentes à la société intellectuelle, poussent à la reconversion : dans les années 1990-2000, il était courant d’exercer le même métier tout au long de sa carrière. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui, et les reconversions deviennent effectives dorénavant avant d’avoir atteint 10 ou 15 ans de carrière. Les travailleurs savent qu’ils auront plusieurs emplois et plusieurs employeurs dans leur vie, et doivent en conséquence se former en continu. Le monde de la formation et le monde du travail devraient d’ailleurs anticiper davantage ces évolutions afin de former les individus, qualifiés ou non.

Les formes de travail hybride se développent également : de plus en plus de salariés sont à temps partiel et développent en parallèle une activité auto-entrepreneuriale. Un point à noter sur cette multiplication des reconversions : les travailleurs doivent incontestablement être acteurs de leur carrière ; la construire, penser, rechercher, être dans la prospective constante pour continuer à être dans la course et performants sur le marché du travail. Mais cette notion de performance, qui a longtemps été perçue comme une forme d’injonction, est aujourd’hui davantage couplée avec cette idée de construction  et de réalisation personnelle. Il n’empêche que la prise de risque demandée aux individus est plus importante aujourd’hui.

 

Quels sont les leviers d’accompagnement existants pour aider à la reconversion ? Et quels sont les points de vigilance à mettre en avant auprès des profils qui souhaitent se reconvertir ?  

La loi Pénicaud de 2018 « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » offre des leviers d’accompagnement  à la mobilité professionnelle et au changement d’emploi, notamment par la création du Compte personnel de formation (CPF) monétarisé, qui propose aux travailleurs de se former et d’être accompagnés par des conseillers. D’autres dispositifs existent également : les bilans de compétences, les validations des acquis de l’expérience (VAE), les suivis mis en place pour les cadres à l’APEC, les accompagnements proposés par France Travail sont autant de solutions accessibles par tout ou partie des travailleurs.

Attention cependant : la reconversion professionnelle apparaît un peu aujourd’hui comme la solution à tous les maux, mais il faut prendre en compte la multiplication des profils. De fait, tous les travailleurs n’ont pas les mêmes niveaux de diplômes, les mêmes compétences, ni les mêmes aspirations. Dans la réalité, la reconversion reste coûteuse (et parfois moins rémunératrice qu’un emploi salarié même temporairement), implique un certain dynamisme et une capacité à faire des choix. Elle s’inscrit ainsi dans une dynamique de projet, encore faut-il qu’il soit porté par l’individu ! Il n’est pas toujours pertinent d’encourager un travailleur qui éprouve des difficultés dans son travail actuel vers un projet de reconversion ambitieux ou exigeant. Certains publics ont dans ce sens une plus grande facilité à se reconvertir. Je pense notamment aux jeunes, qui ont grandi dans un monde flexible et changeant. Je pense aussi aux cadres qui se reconvertissent vers des métiers “passion” comme les métiers de bouche : ils portent de bout en bout un projet mûri par la décision, à un moment donné, de quitter un travail qui ne leur convenait plus. Ce n’est pas la même situation lorsqu’on travaille depuis 20 ans dans la même entreprise et que l’on fait les frais d’une restructuration.  Les cadres sont d’ailleurs en général plus formés et flexibles. Cela dépend aussi du capital culturel et économique dont chacun dispose.

Il est vraisemblable qu’à l’avenir l’ensemble de la société sera formé à cette dimension de flexibilité. En tout cas, il est plus valorisant de se reconvertir aujourd’hui : hier, le changement de choix professionnel répété pouvait être perçu comme un manque de stabilité et était plus compliqué à justifier. La transition numérique – notamment avec le développement du recours à l’intelligence artificielle dans tous les métiers – et la transition écologique vont encore davantage accentuer ce phénomène. De nouveaux métiers vont apparaître, et les reconversions permises par des processus de formation continue seront essentielles.

 

> Catherine Négroni est sociologue, maîtresse de conférences à l’Université Lille, rattachée au laboratoire CLERSE (Le Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques). Ses recherches en sociologie du travail, la reconversion professionnelle volontaire notamment l’ont conduite à travailler sur les bifurcations dans les parcours professionnels et plus largement dans les parcours de vie. Ses intérêts sont centrés sur les transformations sociales et les rapports entre individus et société. Ces travaux ont donné lieu à la publication de plusieurs ouvrages significatifs sur ces questions : en 2007 « Reconversion professionnelle volontaire. Changer d’emploi , changer de vie : un regard sociologique sur les bifurcations » Paris, Armand Colin, Négroni C., Bessin M. (2022), Parcours de vie, logiques individuelles, collectives et institutionnelles. Coll. Le regard sociologique, Septentrion.

 

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