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3 questions à… Ghislain Deslandes, professeur à ESCP Business School

Ghislain Deslandes est professeur à ESCP Business School, au sein du département Droit, Économie et Humanités (LEH). Ses travaux en sciences de gestion ont été notamment publiés dans European Management JournalEuropean Management ReviewJournal of Business EthicsManagement LearningOrganization et Organization Studies. Il a fait paraître plusieurs ouvrages aux Puf dont Essai sur les données philosophiques du management (2013), Critique de la condition managériale (2016) et, plus récemment, Érotique de l’administration (2023). Ancien directeur de programme au Collège International de Philosophie (CIPh), il est aussi l’auteur de divers articles et essais philosophiques, tels que Antiphilosophy of Christianity (Springer, 2021) et The Idea of Beginning in Jules Lequier’s Philosophy (Lexington books, 2023). 

Il répond aux 3 questions de la Fondation Travailler autrement.

Y a-t-il plusieurs modèles managériaux ou un modèle dominant aujourd’hui ? Et peut-on affirmer que les évolutions managériales ont un impact sur le désengagement au travail ?

On peut considérer comme « dominante » une définition du management dans laquelle la recherche d’efficacité se prend elle-même pour fin, au détriment du sens. Elle expose alors la science de l’action collective à n’être qu’un ensemble de techniques (de gestion) portée par une logique de l’exponentiel qui ne répond plus à nos désirs profonds. Certes cette logique n’est pas sans avoir rendu quelques services à l’humanité, mais il faut constater que la valorisation de la seule « performance » ne permet pas de faire du travail l’une des finalités de l’existence. Du reste il ne faut pas chercher plus loin les formes variées d’insatisfaction exprimées ici ou là à l’égard du travail salarié, ce désaveu étant en fait la cause réelle de la stagnation de la productivité constatée un peu partout. On voit ici apparaître la limite des définitions « technicistes » du management qui s’empêchent de le penser à partir de ses quatre autres sens : scientifique, pratique, éthique et politique. Reconnaitre les cinq sens du management, c’est-à-dire ne pas limiter le champ d’analyse à la technique ou à la pratique, mais interroger l’arrière-plan éthique et politique des décisions managériales, c’est là une première façon de davantage poser la question du pourquoi (alors qu’en management hélas on se contente trop souvent du « comment ») et permettre aux cadres d’éclairer leur jugement, cette aptitude à bien doser. Car manager serait-ce autre chose que cela : réaliser avec succès un équilibre convenable entre des besoins et des buts variés, et donc faire preuve de discernement, détecter les signaux faibles de mal être, mieux écouter pour tenter de reconstituer du collectif ?

Assistons-nous à la fin du management ?

Là il faut s’entendre sur le mot fin.

S’il s’agit de la fin-terme, je n’y crois pas une seule seconde. Le manager après tout c’est le médecin de l’organisation, celui ou celle qui du fait de son expérience, de ses éventuelles intuitions et du pouvoir de son imagination, représente un moyen de lutte contre la stupidité systémique des organisations. Je ne soutiens pas que ce soit toujours le cas, mais je maintiens que le management est un pharmakon qui tente de résoudre les problèmes de l’organisation, souvent avec succès d’ailleurs, jusqu’à ce que cette intervention implique à son tour l’émergence de nouvelles difficultés. Tout médicament comporte en effet des effets secondaires. Vous noterez de fait que les expériences visant à se libérer du management, donc d’une vue d’ensemble de l’organisation, ne sont guère couronnées du succès. On peut tenter d’amoindrir les effets hiérarchiques, d’instaurer des contre-pouvoirs, mais il me paraît improbable, sinon hasardeux, de les abolir entièrement.

En revanche la fin-but du management, sa finalité, doit être un sujet de préoccupation essentiel pour sa nécessaire rénovation. Pour cela je suggérerai un principe, le management est un art du déchiffrage au moins autant que du chiffrage, avec plusieurs objectifs : 1) lutter contre la destruction structurelle du désir (et la perte de sens) 2) prendre soin des êtres humains qui sont affectés par la stupidité organisationnelle 3) résister à la mise en tension de nos pensées par le seul moyen du calcul, et revaloriser les savoir-vivre acquis sur le long terme. En bref, pour utiliser les mots du philosophe Pascal Chabot, faire coexister l’utile et le subtil.

Quel sens peut-on tirer du titre de votre essai “Erotique de l’administration” ?

Ce titre est une provocation douce contre les usages du jargon habituel, des mots qui décrivent souvent très mal ce qui se passe réellement dans les entreprises. Le lexique est bien connu : remplacer salarié par collaborateur, un plan de licenciement qui devient un plan de sauvegarde de l’emploi, usage d’anglicismes (« young leaders ») etc. Le risque c’est un formatage de la pensée et des comportements. Pour contrecarrer ces conformismes ambiants dans l’administration des affaires, je propose de redécouvrir le pouvoir d’éros. Éros au sens où l’entendent les philosophes à commencer par Platon, c’est-à-dire une aspiration au bonheur, à l’élévation, suscitée par un manque. Or le travail, que nous l’aimions, ou le détestions, n’est-il pas d’abord « innervé » par le désir ? Ce thème est celui dont se saisit cet essai, à partir de l’idée que la puissance d’un manager tient pour l’essentiel dans son pouvoir d’affecter, c’est-à-dire de susciter, d’exciter l’envie de travailler ensemble, de « motiver », comme on dit couramment. Certes, accorder le travail aux mouvements du désir, j’en conviens volontiers, est une tâche difficile. Mais pour cela nous avons besoin d’un nouveau langage et d’une nouvelle philosophie du travail managé, une « organosophie » en quelque que sorte, à même d’affronter les défis socio-économiques, technologiques et écologiques du futur.

> Aller plus loin sur le site de la Fondation Travailler autrement : Manager par le « care », un puissant levier de transformation des organisations, Jouez ! Le travail à l’ère du management distractif