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Qu’est-ce qui nous pousse à devenir « accro » au travail ?

C’est un exemple parmi d’autres : une femme qui se rend à une réunion avec un client exigeant lorsqu’elle apprend qu’elle vient de faire une fausse couche. Elle travaille de longues heures au quotidien pour une société réputée à Londres, mais n’interrompt pas sa journée pour autant, et va à la réunion comme prévue. Joonas Rokka, EM Lyon et Ioana Lupu, ESSEC.

Cette femme était l’un des professionnels nous avons interrogés dans le cadre de notre étude sur la vie professionnelle des salariés hautement qualifiés. Pour cette recherche, récemment publiée dans Organization Science, nous avons mené 146 entretiens avec 81 professionnels travaillant dans certains des plus grands cabinets de conseil et d’avocats de la capitale britannique. La moitié des répondants étaient des femmes, l’autre moitié des hommes, et presque tous avaient au moins un enfant.

Notre objectif initial était d’étudier comment les travailleurs d’organisations professionnelles exigeantes gèrent leur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Cependant, peu après le début des entretiens, commencés en 2014, nous avons réalisé que nous allions devoir revoir l’orientation de nos recherches. En effet, nous n’avons pas trouvé d’individus qui cherchaient réellement à équilibrer leur travail et leur vie privée.

Au contraire, nous avons de plus en plus pris conscience que ces travailleurs étaient par essence animés par leur désir d’être extrêmement occupés en permanence. Autrement dit, ils étaient prêts à sacrifier leur vie familiale de manière importante. Comme l’a déclaré l’un de nos participants :

« On devient un peu “accro” aux deadlines et au travail. C’est assez difficile de décrocher. »

Nous avons donc constaté que l’hypothèse selon laquelle la plupart des travailleurs cherchent à trouver un équilibre entre leur travail et leur vie privée reste une illusion – du moins dans le cas des travailleurs du savoir hautement qualifiés que nous avons étudiés.

Plus qu’un « badge d’honneur »

Une caractéristique commune se dégage chez les répondants, qui déclarent pour la plupart souffrir d’un manque de temps pour faire ce qu’ils ont à faire. Cette situation les place dans une recherche incessante d’une expérience temporelle accélérée où ils sentent maîtriser le temps. Nous appelons cette expérience « l’agitation optimale » (optimal busyness), c’est-à-dire une expérience attractive semblable à un flux, mais parfois difficile à contenir.

Plus précisément, nous avons identifié trois différentes expériences temporelles que les participants vivent régulièrement dans leur vie quotidienne : l’agitation optimale, l’agitation excessive et le temps calme.

L’agitation optimale désigne un flux temporel accéléré et exaltant dans lequel les travailleurs se sentent au mieux de leur forme et de leur productivité. Cette sensation de bourdonnement leur donne de l’adrénaline et de l’énergie positive. Les professionnels interrogés ont alors l’impression que rien ne peut les arrêter, et qu’ils peuvent même, par exemple, sauver leur entreprise de la faillite.

À notre époque, cette attirance pour être extrêmement occupé tous les temps peut également être interprétée comme un nouveau type de symbole de statut social, un signe de réussite ou un « badge d’honneur ». Néanmoins, nous avons observé que cette tendance allait bien au-delà du simple signal social et que les individus en retiraient une certaine satisfaction, comme en témoigne un répondant :

« J’aime l’intensité du jeu, en général. J’en retire une sensation de frissonnement, c’est pour ça que je fais le métier que je fais. J’aime ça. »

Cette sensation s’incarne donc sur le plan affectif et créé une dépendance intrinsèque.

Les expériences sont ressenties comme des vagues. En effet, l’agitation optimale, agréable et positive par moment, bascule généralement pour devenir certains jours une agitation excessive. Dans ce cas, le sentiment de contrôle de temps disparaît et l’agitation devient accablante et déprimante. Le lien des répondants avec leur famille se dégrade alors gravement.

Or, la différence entre une agitation optimale et excessive reste difficile à établir. On peut simplement souligner que, lorsque le bourdonnement énergisant se poursuit trop longtemps et sans interruption, il devient inévitablement insupportable.

Nous avons observé un schéma similaire dans le cas du temps calme, c’est-à-dire lorsque la période de travail chargée est soudainement interrompue par un temps d’arrêt ou moment décéléré, par exemple une période de vacances. Ce temps calme est alors vécu comme quelque chose d’indésirable et de dénué de sens, qui provoque l’ennui, voire des états dépressifs. Comme le souligne un professionnel interrogé, l’idée d’un travail au ralenti devient une horreur :

« Quand je n’ai pas de délai, je m’ennuie. Je suis beaucoup moins productif car j’aime travailler sous adrénaline. »

Dans des recherches précédentes, nous avions étudié les passionnés de sports extrêmes. Il est intéressant de noter que les discours sont ici presque identiques.

Ainsi, nombre des participants à notre étude ont décrit des situations où ils avaient apporté du travail avec eux – souvent en cachette de leur conjointe ou conjoint. Se cacher dans les toilettes pour envoyer des e-mails ou aller à la plage avec un ordinateur portable ne semble pas constituer un comportement isolé.

Certains des partenaires de nos répondants que nous avons interrogés ont d’ailleurs confirmé cette tendance :

« Ma femme est terrible. Si elle se réveille pour aller aux toilettes à 3h du matin, elle ne va pas pouvoir s’empêcher de vérifier ses e-mails. »

Alors que la recherche et les médias s’empressent de signaler que de nombreuses personnes choisissent de plus en plus de ralentir leur mode de vie de nos jours, nos résultats révèlent donc une histoire étonnamment différente : le désir de travailler moins d’heures reste l’exception.

Cercle vicieux

Mais comment les professionnels en arrivent-ils là ? Nos recherches ont identifié deux facteurs principaux. D’une part, les organisations professionnelles produisent effectivement des pressions temporelles extrêmes. Un certain nombre de mécanismes, comme la fixation de délais irréalistes, le reporting, et surtout la culture de travail elle-même, qui attend de chacun qu’il soit disponible en permanence via son smartphone, alimentent cette agitation.

Les entreprises que nous avons étudiées étaient des institutions d’élite qui embauchent les meilleurs étudiants après leur diplôme. Les nouvelles recrues interrogées nous ont notamment déclaré vouloir se soumettre à pression car il s’agissait du seul moyen d’obtenir une promotion. La culture du travail intensif les a rapidement absorbés et a contribué à normaliser les heures de travail anormales.

D’autre part, nous avons constaté que les individus eux-mêmes étaient capables de manipuler les expériences temporelles souhaitées. Certains stimulaient leur corps avec diverses substances, dont le café, l’exercice physique, voire des drogues. D’autres s’isolaient pour travailler sans être interrompus.

Une participante nous a par exemple expliqué qu’elle était partie en voyage d’affaires et qu’elle n’avait pas appelé sa famille pendant son déplacement, malgré ses promesses :

« Ce n’est qu’une courte période. Une fois que j’aurai terminé, je me détendrai. »

Cependant, dans ce type de stratégie – courante – qui consiste à penser que le temps libre arrivera plus tard, la phase de détente n’a généralement jamais lieu.

Depuis des décennies, les chercheurs ont observé la persistance de longues heures de travail, de la surcharge de travail et de la pénurie de temps. Ces caractéristiques sont ancrées dans de nombreux contextes de travail professionnel, et pas seulement dans les cabinets de conseil, d’audit ou d’avocats.

Le monde universitaire en est un autre exemple alarmant : les études montrent régulièrement que le mauvais bien-être mental des universitaires est lié aux attentes accrues en matière de performance, à l’esprit de compétition ainsi qu’aux mesures à l’origine une activité ininterrompue.

Notre recherche offre une nouvelle façon de comprendre ce phénomène. La recherche d’une expérience temporelle optimale alimente un cercle vicieux. Cependant, jusqu’à présent, il n’existe que peu de recherches qui permettraient de découvrir nos expériences temporelles quotidiennes et la manière dont elles peuvent s’emparer de nous. Comment se fait-il, par exemple, qu’il soit devenu presque impossible pour nos collègues universitaires de prendre un peu de recul par rapport au travail et de se détendre un peu ?

Les individus que nous avons étudiés, bien que dans un contexte extrême, étaient souvent parfaitement inconscients de ce qui leur arrivait. Il est donc peut-être temps pour nous tous de réfléchir à comment et pourquoi nous sommes si dépendants de la frénésie professionnelle.The Conversation

Joonas Rokka, Professeur en marketing, EM Lyon et Ioana Lupu, Associate Professor, ESSEC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.