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De l’artiste plasticien au chauffeur Uber, réinventer l’accompagnement des travailleurs autonomes

Alors que le nombre de travailleurs autonomes augmente, de nouvelles formes d’accompagnement se mettent en place. Fondée à la fin des années 1990 en Belgique pour assister les artistes indépendants, l’entreprise sociale SMart a rencontré un tel succès qu’elle a progressivement élargi son champ d’action, essaimant dans plusieurs pays européens. Décryptage d’une réussite.

Des travailleurs atypiques

Emeric, 42 ans, fait partie de ceux qu’on appelle les « travailleurs au projet » ou « travailleurs autonomes ». Il est menuisier ébéniste et membre d’un collectif d’artistes plasticiens. Il réalise des projets d’ameublement sur mesure pour une clientèle aisée. Pendant plusieurs années, il a gagné chichement sa vie, sous statut d’indépendant. Ses collaborations ponctuelles au collectif d’artistes s’encastrent difficilement dans ce statut, qui suppose une activité régulière et reconnue.

Depuis quelques mois, il loue depuis un étage de sa maison sur Airbnb. Ce revenu complémentaire lui permet de sélectionner les projets sur lesquels il souhaite travailler, d’assouvir sa passion des voyages, et de consacrer du temps à des activités créatives, parfois rémunérées.

Son activité ne rentre pas dans les catégories établies du marché du travail, qui classe les travailleurs soit comme indépendants, soit comme salariés, avec dans les deux cas une activité régulière et bien définie. Dans ce contexte qui ne propose pas de reconnaissance spécifique pour ces travailleurs atypiques, par exemple en termes d’accès à la sécurité sociale, nous nous intéressons à l’accompagnement de leurs trajectoires professionnelles.

Travailleurs autonomes : une population en croissance

Partout en Europe, le nombre de ces travailleurs « au projet » ou « autonomes » va croissant – un projet européen qui s’est clôturé récemment s’y est d’ailleurs spécifiquement intéressé. Il est toutefois difficile de produire à ce sujet des chiffres précis, dans la mesure où les données statistiques disponibles ne reflètent pas les nouvelles réalités du marché du travail.

Un travail exploratoire a cependant été mené au niveau européen en 2012 par l’économiste Stéphane Rapelli à propos des indépendants professionnels ou « Ipros ». Il s’agit de travailleurs indépendants sans employé, n’exerçant pas dans les secteurs de l’agriculture, de l’artisanat ou du commerce, et engagés dans des activités de nature intellectuelle et/ou de service. De 2000 à 2011, la croissance de ces IPros a été de plus de 80 %, là où le nombre global de travailleurs indépendants est resté globalement stable. Ces travailleurs accumulent les contrats ponctuels pour une prestation donnée.

Les travailleurs autonomes exercent des métiers variés : musiciens, comédiens, graphistes, développeurs web, écrivains, journalistes freelance, architectes, professeurs… Mais aussi, de plus en plus, des chauffeurs ou livreurs dans le cadre de plates-formes en ligne de type Uber, Deliveroo et autres Foodora.

Parmi eux, nombreux sont ceux qui, comme Emeric, cumulent plusieurs jobs, ce que reflète la croissance des travailleurs « pluriactifs » en Europe. Ces travailleurs sont parfois employés, parfois indépendants, parfois donneurs d’ordres voire employeurs lorsqu’ils sous-traitent des missions. Dans certains cas, une partie de ce travail n’est pas reconnue en amont de la prestation faisant l’objet d’un contrat avec le client. C’est par exemple le cas des répétitions pour un musicien ou un comédien.

Par leur situation atypique, la reconnaissance de leur activité professionnelle requiert souvent une complexe gymnastique administrative. Les zones d’ombre sont nombreuses, les empêchant souvent de bénéficier d’une protection sociale correcte, qu’il s’agisse d’allocations de chômage, de congés maladie ou de cotisations pour la retraite.

Pour offrir des solutions à ces travailleurs atypiques et les représenter auprès des acteurs établis du marché du travail (État, syndicats, représentants des employeurs), des organisations intermédiaires ont été créées, dont certaines par les travailleurs concernés eux-mêmes.

Le modèle SMart, société mutuelle pour artistes

SMart a été créée en 1998 en Belgique. Il s’agissait alors d’aider les artistes à sécuriser leurs trajectoires professionnelles. Pour répondre à ce besoin, SMart a conçu un ensemble d’outils, dont une plate-forme en ligne facilitant la gestion administrative du travail.

Un dispositif de facturation et un compte virtuel permet au travailleur d’être rémunéré par SMart avant que le donneur d’ordre n’effectue le paiement. Ce système lui offre également la possibilité de bénéficier d’un contrat de travail sur une année entière, de façon à lisser les revenus, souvent très irréguliers, dans le temps. Le travailleur peut même gérer sa propre « entreprise virtuelle » au travers d’un « compte budget » pouvant être utilisé pour payer la rémunération de collaborateurs ou d’autres frais de fonctionnement.

De nouveaux services ont rapidement vu le jour : location de matériel, services juridiques, mise en réseau, contribution à la création d’espaces de travail partagés (Brussels Art Factory, La Grappe à Lille ou l’espace Spinoza à Paris). En outre, des ateliers ou des formations sont régulièrement proposés aux membres.

Essaimage géographique et sectoriel

Si, à l’origine, SMart a été créée par et pour les artistes, le succès de l’organisation l’a vite amenée à proposer ses services à tous les travailleurs autonomes ou au projet, de l’univers de la formation à celui du design en passant par la communication ou la mode. Après la Belgique, SMart s’est implantée dans plusieurs pays européens dont la France, l’Espagne ou la Suède, en collaboration avec des partenaires locaux et en adaptant à chaque fois son modèle aux spécificités locales.

SMart est ainsi passée de quelques centaines de membres au début des années 2000 à plus de 100 000 membres actuellement. En 2016, la structure s’est transformée en coopérative et est en passe de devenir la plus grande coopérative de travailleurs en Europe. Elle est également devenue une interlocutrice majeure en termes de promotion et de représentation des travailleurs autonomes. Le rôle joué récemment par SMart dans la représentation et la défense des coursiers de Take Eat Easy, puis de Deliveroo, en témoigne.

Un modèle innovant en quête de légitimité

Pourtant, malgré ce succès, le développement de SMart lui a rapidement attiré l’hostilité de nombreux acteurs établis du marché du travail : syndicats, agences d’intérim, plates-formes en ligne et, dans une certaine mesure, pouvoirs publics. En particulier, certains l’accusent de banaliser la précarité du travail au projet, sous la forme de ce qui est appelé aujourd’hui le « projectariat ». On a également reproché à SMart de marginaliser les syndicats, d’agir comme employeurs sans en assumer toute la responsabilité et, plus globalement, de se développer sur les plates-bandes des acteurs reconnus de la concertation sociale.

Dans notre étude, nous nous sommes intéressés aux facteurs qui ont permis à la coopérative de se développer en dépit de cette hostilité. En dépit, aussi, d’un marché du travail très réglementé, en particulier dans des pays comme la Belgique et la France, où l’innovation dans ce secteur est très difficile à introduire et à diffuser si elle n’est pas portée par les acteurs établis.

Les résultats révèlent que le succès de SMart repose notamment sur sa capacité à transgresser les frontières établies sur le marché du travail : distinction employeur-employé, distinction entre travailleur indépendant et salarié, distinctions entre les métiers, distinction des rôles sur le marché du travail…

Pragmatisme, réflexivité et remise en question, les trois piliers de SMart

Les actions qui ont permis à SMart de gagner sa légitimité sur le marché du travail peuvent être classées en trois catégories faisant appel des qualités distinctes :

  • le pragmatisme : l’action de SMart est toujours restée ciblée sur les besoins de ses membres, cherchant à y répondre sans attendre l’intervention ou l’autorisation des pouvoirs publics. Cet approche lui a permis de développer de nombreux services et outils, de croître rapidement et de gagner en légitimité auprès des nombreux travailleurs autonomes. Ainsi, lorsque les acteurs du marché du travail se sont opposés au « modèle SMart », l’organisation regroupait déjà un grand nombre de travailleurs qui pouvaient difficilement être abandonnés ;
  • la réflexivité : SMart s’est toujours positionné sur une démarche de réflexion et de communication, afin de justifier la pertinence de ses actions. Quoi qu’on pense de ces justifications, SMart a pris une place importante dans le débat public sur les travailleurs autonomes. Malgré les critiques que son attitude « fonceuse » a pu provoquer, SMart a gagné en visibilité en se reposant sur ses réalisations concrètes.
  • la remise en question : le modèle SMart ayant fait ses preuves, les critiques ne se portent plus tellement sur les solutions offertes par SMart, mais sur sa légitimité à développer ses solutions en tant qu’initiative privée, bien que coopérative et sans but lucratif. Face aux appels à un « SMart public » identifiés dans certains de nos entretiens, SMart réaffirme sa vocation de service aux membres. À travers la création de la coopérative, la structure renforce d’ailleurs leur participation à toutes les prises de décisions. Déjà bien reconnue dans les réseaux d’économie sociale et solidaire, SMart revendique ainsi une action économique au service des travailleurs et de la société, même si certains auraient préféré que cette action soit plutôt portée par les syndicats et les pouvoirs publics.

The ConversationÀ l’heure des discussions sur les conditions de travail et la protection des travailleurs autonomes, notamment ceux des plates-formes Uber et Deliveroo, l’expérience de SMart, si imparfaite soit-elle, constitue un apport intéressant au débat. Elle constitue en effet une alternative tant aux schémas classiques de protection sur le marché du travail qu’aux tendances à « l’uberisation » de l’économie. Ainsi, elle contribue à renforcer la protection sociale des travailleurs aux statuts atypiques, toujours plus nombreux.

Benjamin Huybrechts, Professeur associé en entrepreneuriat et organisation, EM Lyon; François Pichault, Professeur titulaire à HEC Liège , Université de Liège et Virginie Xhauflair, Associate professor, Université de Liège

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.