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L’Institut Diderot propose de « réinventer le travail sans l’emploi »

Réinventer le travail sans l'emploiDans une note de mars 2017, Ariel Kyrou suggère quelques pistes de réflexion en s’appuyant sur les travaux de Bruno Mettling sur la « Transformation numérique  et vie au travail » (2016).  Si les débats se focalisent aujourd’hui sur le chômage, la destruction des emplois et le revenu universel, l’Institut Diderot a préféré se concentrer sur le changement de la conception même du travail induit par le numérique.

Dans son introduction, Ariel Kyrou cite Si Benny Cemoli n’existait pas… (1963) de Philip K. Dick. Dans cette fable futuriste, plus aucun journaliste ne travaille pour le New York Times, qui est entièrement robotisé, régit par des « capteurs d’informations » capables de « mener leurs investigations ». Le lecteur réfléchit alors sur le devenir du travail et sur le rapport entre l’humain et la machine. Qu’en est-il pour la société de 2017 ?

Numérique et emploi 

Si on regarde le présent de plus près, il n’est pas si éloigné de la réalité décrite par Philip K. Dick : Le premier robot-journaliste, Quakebot, avait écrit, plus rapidement que n’importe quel humain sur le tremblement de terre de Los Angeles ; l’agence Associated Press produit 4 400  articles financiers par trimestre  pour ses entreprises clientes ; le cofondateur de Narrative Science prédit que d’ici vingt-ans, un algorithme remportera le prix Pulitzer…

Mais les journalistes ne sont pas les seuls à voir leur métier menacé par la technologie. Le rapport Frey et Osborne avait déjà prédit que près de la moitié des emplois américains allaient être remplacés par des machines. Et ce ne fut que le premier des nombreux rapports alarmistes sur le sujet de la destruction d’emplois.

L’auteur de la note souligne que ces nombreux rapports parlent « non pas d’une réalité constatée, mais d’un potentiel avéré d’automatisation d’un grand nombre d’activités propres à divers métiers ». Citant le rapport de Dominique Méda pour l’Organisation Internationale du travail, il rappelle que la « destruction créatrice » schumpetérienne n’est pas « un évangile pour l’éternité ». Les auteurs du rapport McKinsey, qui fait également état de la destruction des emplois par le numérique, nuancent eux aussi leur propos en soulignant que d’autres facteurs doivent être pris en compte avant d’établir de telles prédictions :

  • Ses coûts réels de mise en place;
  • La pénurie ou non, ainsi que le salaire des êtres humains qui pourraient faire l’activité concernée en lieu et place des machines ;
  • Les bénéfices avérés de la substitution, par exemple en matière de rendement ;
  • « Les considérations réglementaires et d’acceptation sociale ».

Et l’humain dans tout ça ?

Ariel Kyrou note que si certaines activités sont largement automatisables (les tâches répétitives par exemple), d’autres ne peuvent pas être confiés à des robots ou des intelligences artificielles.

Si la relocalisation ou encore l’écologie peuvent être citées comme des arguments en faveur de la création d’usines 4.0 (à l’instar de la SpeedFactory d’Adidas), il faut se poser la question : « Et l’humain dans tout ça ? ». Pour répondre à cette question, l’auteur rappelle que le cabinet McKinsey a établi trois familles d’emplois : ceux de la production, des transactions et des interactions. Les deux premières familles sont déjà, ou presque, automatisables. Les métiers de l’interaction en revanche, seraient trop complexes pour être exclusivement réalisés par des robots.

Est-ce la fin du monde salarié tel que nous le connaissions ?

Si l’IA a permis et permettra d’exécuter le travail de millions de personnes dans des secteurs variés (on le constate déjà chez Netflix, Telenor en Suède ou encore dans le cabinet d’avocat BakerHostetler aux États-Unis), il faudra toujours des humains pour que ces « miracles de substitution » se réalise.

Citant Yves Caseau, chef de l’Agence numérique du groupe Axa, l’auteur de la note indique qu' »il faudra demain des concepteurs et chefs de meute pour programmer les machines apprenantes comme on dresse des chiens ». Mais cela pose des questions sociales et politiques : est-ce la fin du monde salarié tel que nous le connaissions ?

La polarisation du marché du travail

L’auteur développe l’idée, souvent évoquée lorsqu’on parle de la destruction des emplois par le numérique, de la polarisation du marché du travail entre emplois de haut niveau de qualification et ceux de faible qualification. Pour appuyer son propos, il cite l’étude de l’Institut Montaigne « Marché du travail : la grande fracture ». Dans cette étude, l’Institut montre que le nombre d’emploi à faible qualification à quasiment quadruplé d’un peu plus de 176 000 en 1990 à 663 800 en 2012, tandis que s’effondraient les activités de secrétaires ou plus encore d’ouvriers non qualifiés : les postes automatisables à faible coût migrent vers leurs équivalents encore trop « humains » pour être confiés à une machine. Enfin, citant Bruno Palier, chercheur à Sciences Po, Ariel Kyrou, souligne que « la classe moyenne, si elle ne « monte pas en qualification », devra occuper des emplois dits « non qualifiés, mal rémunérés » ».

Le futur des emplois, entre Westworld et Davos 

Poursuivant son analyse, Ariel Kyrou revient sur les conclusions du World Economic Forum de Davos de janvier 2016. Dans son rapport sur « Le futur des emplois », le World Economic Forum prédit que la « quatrième révolution industrielle » devrait certes entraîner la création de 2,1 millions d’emplois nouveaux en cinq ans, mais aussi la destruction de 7,1 millions de postes « en raison des sureffectifs, de l’automatisation et de la désintermédiation ».

L’auteur avance qu’avant de voir ces prédictions se réaliser, elles doivent relever d’une décision collective. Il estime que l’enjeu se situe au  niveau  des  entreprises : le  choix  d’un  système technique et de l’écosystème allant avec. « Selon le cabinet McKinsey, 60 % des occupations laborieuses pourraient en effet être mécanisées dès aujourd’hui à 30 % seulement! Pourquoi la solution, dès lors, ne pourrait-elle être que de «fragmenter» le travail en pièces de puzzle reliées a posteriori par nos ersatz numériques ? Pourquoi faudrait-il forcément viser puis faire tomber les salariés comme des quilles de bowling afin de mieux les réutiliser ensuite hors de leur espace de jeu traditionnel, en libre-service et sans protection, à la demande des nouvelles puissances de la « quatrième révolution industrielle ? »

L’auteur soutient l’idée que les robots des séries Real Humans ou Westworld ne sauraient toutefois pas remplacer les hommes car les hommes sont singuliers, non répétables, non codifiables. L’homme fait preuve d’un usage intelligent de la connaissance. Son activité cognitive est activité ou processus et non produit ou résultat.

La mort de l’emploi, une bonne nouvelle…

Ariel Kyrou prend soin de rappeler qu’« aucune machine ne peut être dissociée de son contexte, forcément humain », c’est-à-dire que les machines ont besoin d’interprétation, de réappropriation ou de subtilité pour se développer et vivre. Ainsi, on peut considérer que de nouveaux métiers que nous imaginons à peine vont se créer et se développer : « Il est essentiel d’opposer à l’intelligence des algorithmes, des bots et des robots, réelle, mais dont personne ne sait de quel métal elle sera constituée in fine, l’intuition, l’invention, l’astuce, l’imprévisibilité des femmes et des hommes. Sans oublier  l’empathie, le soin, autrement dit le « care », aujourd’hui dévalorisés car « non productifs », alors qu’ils sont au cœur d’une intelligence proprement humaine, multiple, essentielle au « capitalisme cognitif », et, bien plus important, à notre bonne santé et notre sérénité. »

L’auteur insiste sur la nécessité de ne pas s’accrocher au concept d’emploi, qu’il définit comme fondamentalement inepte, pour aller vers une renaissance du travail basée sur le droit de tous à vivre décemment, sur une valorisation des savoirs (être et faire), sur leur acquisition et leur transmission.

Une société contributive : quelles pistes pour le travail demain ?

Pour éviter un monde ubérisé dans lequel tout le monde serait noté en permanence, dopé par la robotisation, dans lequel l’algorithme dirigerait nos vies à l’excès, Ariel Kyrou donne des pistes pour demain :

  • Briser la neutralité, l’équivalence des différents types de travail, ou plutôt d’emplois : un emploi comporte beaucoup de subtilités qu’un robot ne saurait remplacer dans leur intégralité ;
  • Revaloriser les métiers du « care », qui relèvent d’une intelligence pratique et empathique qu’aucune machine ne remplacera jamais ;
  • S’émanciper du diktat du PIB et de la croissance purement comptable pour construire une économie de reconversion écologique radicale ;
  • Refondre le modèle social.

Pour conclure, Ariel Kyrou souligne que « ce rêve lucide, qu’il serait si essentiel et si enthousiasmant de concrétiser, n’est l’enjeu ni d’une élection ni d’un quinquennat, mais d’une société à réinventer dans le temps long. »

> Pour en savoir plus, la note de l’Institut Diderot Réinventer le travail sans l’emploi

> A lire également sur le site de la Fondation Travailler autrement : Quand les think tanks s’interrogent sur la « disparition » du travail

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