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Nouvelles formes d’emploi et numérique : quels impacts sur le droit du travail et la protection sociale ?

Le séminaire Politiques de l’Emploi s’est intéressé à l’essor des nouvelles formes d’emploi et des usages du numérique, en portant une focale sur les impacts en matière de droit du travail et de protection sociale des salariés. A Bercy, les conférenciers -des professeurs en droit du travail ou en sciences économiques, ainsi qu’un chef de projet de l’ANACT – ont débattu à partir de postures complémentaires.

Jean-Emmanuel Ray, Professeur de l’École de Droit de Paris I Sorbonne, a introduit le Séminaire en soulignant que les défenseurs du droit du travail relativisent la situation actuelle selon un champ binaire salariat / non salariat. Selon les discours technophiles, tenus notamment en Californie, les technologies c’est la liberté, la collaboration, « l’entreprise libérée ». Bien souvent, les nouvelles technologies sont associées à l’idée de fin du salariat. Or, pour Jean-Emmanuel Ray : « L’idée de fin du salariat est de l’ordre du gag ».

Pour le juriste, le système Uber se trouve en « tête de gondole » des nouvelles technologies : ce modèle s’articule autour du refus du salariat et de l’optimisation fiscale, les acteurs cherchant à évacuer les contraintes les plus fortes qui pèsent sur le marché du travail. La loi El Khomri présente les partenaires des plateformes comme des travailleurs indépendants. Jean-Emmanuel Ray précise que s’ils étaient requalifiés en salariés, ce modèle économique serait anéanti. Questionnés sur leur situation professionnelle, les travailleurs Uber font référence, dans leur discours, à la crise du marché de l’emploi : « Moi je cherchais un boulot depuis trois ans, je n’en ai pas trouvé » ; « Je n’ai pas trouvé d’employeur alors j’ai cherché des clients ».

Concernant le sujet des nouvelles technologies, Jean-Emmanuel Ray déclare que l’on est structurellement dans une immense incertitude. Les technologies sont ambivalentes : elles concèdent une autonomie remarquable aux cadres et autres fonctions qualifiées, mais, d’un autre côté, les gens déjà subordonnés sont encore plus subordonnés lorsqu’ils sont équipés de ces dispositifs. Pour le juriste, l’intégration massive des technologies dans l’entreprise a conduit à un changement dans la manière d’investir ses journées présentielles, affirmant « qu’au bureau on ne travaille plus, on ne fait que réagir« . Avec ces dispositifs, la distractibilité est telle (face à face, communications numériques, mails, réseaux, etc.) que l’on a plus de libertés, mais en dehors du temps officiel de travail.

Les nouvelles formes d’emploi, quels déploiements?

Pour Bernard Gazier, Président du groupe de travail du Cnis et membre du Conseil Scientifique de la Fondation ITG Travailler autrement, quelque chose de disruptif se produit actuellement dans le monde du travail. D’un côté se développent les services non qualifiés, de l’autre, les tâches très qualifiées. Entre les deux, les professions intermédiaires connaissent un effondrement.

Il est ensuite revenu sur le concept de « forme d’emploi » afin de clarifier sa définition : on distingue généralement le CDI à temps plein des temps partiels, intérim, CDD, etc. Pour autant, Bernard Gazier pointe le fait que cette distinction n’est pas logiquement fondée. En réalité, le temps partiel est une modalité d’emploi. Une forme d’emploi, c’est ce qui permet de normer une relation d’emploi. Les formes d’emploi ne se génèrent pas isolément: il s’agit plutôt d’une co-construction dans le vaste échiquier de régulation entre l’emploi et le chômage. D’après Bernard Gazier, la logique actuelle de fragmentation de l’emploi est la conséquence d’une croissance ralentie en Europe. On s’aperçoit, d’après les différentes études sur la question, que, finalement, l’on ne créé pas d’heures de travail supplémentaires avec l’essor des emplois atypiques.

Le droit du travail est-il adapté aux évolutions récentes du marché du travail ?

« Le modèle de base du droit du travail est celui de l’ouvrier qui pointe à l’usine. Il y a un grand décalage entre la réalité et la figure juridique du droit du travail« , constate Arnaud Martinon, professeur de droit privé à l’Université Paris 1 – Sorbonne. Or, nous observons aujourd’hui une transformation inédite de la relation de travail. Depuis une vingtaine d’années s’insinue une « zone grise » dans la dichotomie salarié / indépendant, sclérosant le droit français. Au milieu, s’animent des formes d’hybridation, notamment avec la figure du « travailleur indépendant économiquement dépendant ». Pour Arnaud Martinon, « nous sommes face à des dispositifs à la frontière du contrat de travail« . Les dispositifs émergents (de type Uber) permettent d’assurer un emploi à des publics qui ont des difficultés à en trouver par la voie classique.

Les nouvelles technologies au service d’une meilleure qualité de vie au travail ?

La transition numérique interroge le travail dans ses fondamentaux. Comme le souligne Vincent Mandinaud, Chef de projet à l’ANACT, l’aspect strictement technique ne représente que la partie émergée de l’iceberg car les véritables enjeux se situent plutôt sur les plans économiques, sociaux, culturels et organisationnels. »Avec le numérique, l’on assiste à l’essor d’un capitalisme cognitif et de nouvelles formes de taylorisme augmenté« . Pour Vincent Mandinaud, ce contexte de mutation constitue une opportunité de réinventer le travail : « faisons des controverses un instrument de régulation de ces incertitudes« , a-t-il clamé! Pour mieux penser le travail à l’ère du tout numérique, le conférencier invite à prendre en compte l’expérience du travailleur en amont de l’intégration des technologies, et non pas seulement l’expérience utilisateur qui serait décontextualisée de son milieu professionnel.

Les deux risques menaçant la qualité de vie du travailleur contemporain sont, d’après Vincent Mandinaud, la dislocation spatio-temporelle du travail et la discontinuité des parcours professionnels. Il souligne notamment qu’aux côtés des dispositifs technologiques, les individus ont aussi besoin d’instruments culturels, soit les capacités à rendre intelligibles les process de travail médiés par la technologie afin d’éviter que les travailleurs deviennent les « tâcherons » du 21ème siècle.

Quel statut juridique pour ce nouveau modèle ?

Le droit de manière générale devrait évoluer. L’embarras, comme le souligne Arnaud Martinon, c’est la nécessité de faire un choix pour déterminer la méthode à adopter :

  • Scénario 1 : Tous les travailleurs économiquement dépendants sont salariés (requalification du statut en salariat) ;
  • Scénario 2 : Tout démolir pour tout reconstruire (édification d’un droit de l’activité professionnelle avec des différences de statuts à l’intérieur) ;
  • Scénario 3 : Création du statut des travailleurs économiquement dépendants (prendre un certain nombre de droits et les adapter à cette catégorie de travailleurs).

C’est ce troisième scénario que préconise Arnaud Martinon. Pour le professeur de droit, tous les droits fondamentaux (contrat de travail et rupture du contrat de travail, protection du contrat du travailleur économiquement dépendant, respect d’une procédure de fin de contrat et en justifier la rupture), et relatifs aux conditions de travail (durée, santé et sécurité, qui assume le risque) devraient être transposés.

Les marchés transitionnels de travail

Bernard Gazier invite à « penser la flexicurité… mais en mieux« . Ainsi préconise-t-il, dans une visée préventive, de passer de l’assurance chômage à « l’assurance emploi » qui couvrirait l’ensemble des actifs et assurerait l’ensemble des risques associés au fait d’être actif : trajectoires, mobilités entre travail salarié et indépendant, volatilité des revenus et des compétences. Le Président du groupe de travail de la Cnis plaide pour la mise en place d’un statut de l’actif, permettant de passer, en conservant ses droits, du statut de salarié à indépendant ou à bénévole et réciproquement.

Le mot de la fin

Gilbert Cette, Co-Président du séminaire et Professeur d’économie (Université Aix-Marseille), a prononcé la conclusion du séminaire en évoquant, en premier lieu, « l’anxiété technologique » qui pèse sur le marché de l’emploi. Or, fait-il remarquer, cette anxiété a toujours existé : elle regroupe le lot de craintes à l’égard d’une perturbation sur le marché de l’emploi lors de tout changement. Rassurant, Gilbert Cette souligne que cette anxiété a toujours été démentie par les faits a posteriori, en illustrant notamment son propos par l’exemple de l’extinction du métier des Porteurs d’Eau parisiens lors du déploiement des réserves d’eau et des canalisations. Revenant à nos jours, la transformation numérique est vecteur de changements très rapides : le secteur bancaire est un exemple fort de cette mutation technologique, qui donne à penser une attrition inéluctable de ce domaine.

Pour Gilbert Cette, les politiques publiques sont indispensables pour accompagner ces mutations qualitatives et quantitatives. Le droit et les réglementations doivent évoluer pour mieux répondre à ces mutations induites par le numérique : la transformation du rapport au temps pour les salariés, le développement du non-salariat qui pose de nouvelles questions (complexité, effets de seuils, subordination économique, etc.).